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Normale… La vie de Rémy l'était aussi.

Avant.

Lorsqu'il partait chaque matin gagner sa vie… Il hésite, toujours à la porte de l'asile. J'entre ou pas ? Des relents de soupe populaire lui chatouillent les narines.

Un lit au milieu de dix autres lits. Un clodo au milieu de dizaines d'autres clodos. Ses cauchemars parmi des centaines d'autres cauchemars.

Des mecs agressifs ou apathiques, avinés ou pas ; rongés par le froid, la misère, la maladie. Cassés, brisés. Déformés, réformés.

De toute façon, c'est ça ou pioncer chez Ali.

Il danse d'un pied sur l'autre.

Finalement, il opte pour un compromis : une douche à l'asile et une nuit chez Ali.

Après ses ablutions, il reprend donc sa route alors qu'une chape sombre s'est refermée sur la capitale.

Dans sa poche, les pièces glanées durant l'après-midi. Pas très généreux, les gens, aujourd'hui. Six euros dans son jean. Lamentable butin !

Mendier plus pour gagner plus, lui conseilleraient certains…

*

Dans l'étroite salle de bains, Diane se mire une dernière fois puis remet en place sa frange capricieuse. Cheveux châtain clair, longs et fins. Un peu maladifs.

Elle se colle à la glace ; petites rides au coin de ses yeux bleus qui l'interpellent. Déjà ? À peine trente et un ans, pourtant.

Pas grave. Elle ne s'est jamais trouvée belle, de toute façon. Ni laide, d'ailleurs. Plutôt quelconque. Une ride ou deux n'y changeront rien.

Et puis, plaire à qui ? Maintenant qu'il est parti, elle ne voit plus l'intérêt d'être jolie ou même coquette. Le strict minimum.

Maintenant qu'il l'a abandonnée, elle ne pense plus qu'à son boulot, son refuge, sa raison de vivre. Sa façon d'affronter le vide. Voire le désespoir. Elle éteint la lumière, quitte l'appartement.

*

Rémy s'arrête encore. Son reflet dans une vitrine. Effrayant.

Cheveux bruns en bataille, joues creuses, cernes sous les yeux, lèvres gercées et fendillées, teint blafard.

Il se console comme il peut : carrure imposante, silhouette bien proportionnée.

On dirait que j'ai soixante piges ! Alors que j'ai eu trente-six ans le mois dernier…

Trente-six, dont quatre passés sur le pavé.

Effrayant, oui.

La rue, pire que les années…

*

L'endroit est chaleureux, accueillant. Pourtant, Diane s'y trouve un peu mal à l'aise. Auberge immense, authentique ; poutres apparentes, murs bruts, bouquets de fleurs séchées. Flammes dans la grande cheminée.

Trophées.

Un cerf, juste en face d'elle, la fixe depuis l'au-delà.

Un cerf, ou plutôt ce qu'il en reste ; la tête et les bois. Le massacre est le terme exact.

De l'autre côté, un chevreuil ayant subi le même sort funeste. Et sur la cheminée, un renard qui montre les dents. Ça casse un peu l'ambiance à son goût. Mais c'est,la coutume dans ce genre d'endroit… Ça ne l'offusque pas, elle n'est pas opposée à la chasse. Pas plus atroce que l'élevage industriel ! Mais elle préfère quand même se concentrer sur la carte que le patron vient de lui apporter. Beaucoup plus appétissante que ces cadavres empaillés.

Elle meurt de faim. Ça tombe bien : spécialités cévenoles, nourriture qui tient au corps. Il lui faut des forces pour le lendemain mais elle a eu la flemme de cuisiner ce soir. Trop fatiguée par les heures de route. Ça passera en note de frais, pourquoi s'en priver ?

Pour le moment, elle est seule dans l'établissement. Il faut dire que ce n'est pas la saison touristique dans ce trou perdu ! Encore une chance qu'elle ait pu trouver un restaurant ouvert.

Pourtant, alors qu'elle hésite, salivant sur les menus du terroir élégamment présentés, la porte s'ouvre ; un groupe fracture le silence monacal. Ils sont à peine trois mais Diane a l'impression que c'est un régiment entier qui vient d'entrer !

Ils s'installent au comptoir, saluent chaleureusement le patron ; des amis, sûrement. Des mecs du coin, des habitués.

Ils parlent fort, la zyeutent à la dérobée. Surpris, sans doute, de sa présence en ces lieux. Que vient-elle faire ici ?

*

Rémy arrive à destination.

Chez Ali.

Non, ce n'est pas un hôtel de bonne facture ou une douillette pension de famille. Seulement le porche d'entrée d'un immeuble, juste avant la cour intérieure, avec une sorte de minuscule local servant à entreposer tout et n'importe quoi ; un réduit que Rémy appelle sa piaule. Un endroit clos, un endroit sûr. Et le concierge ferme les yeux du moment que Rémy lève le camp à l'aube. Le concierge, c'est Ali.

Qui, parfois, lui apporte un café chaud ou quelque chose à manger. Parce que Ali, il a connu la rue, lui aussi. Et ne l'a jamais oublié.

Comment oublier un naufrage… ?

Il est encore trop tôt pour s'installer dans son duvet crasseux ; Rémy fouille son sac à la recherche du sandwich acheté à la supérette du coin. Un de ces tracs triangulaires, qui pue l'industriel à plein nez, ressemble à tout sauf à de la bouffe. Mais comestible, quand on a faim et froid.

Il s'assoit à même le trottoir, dans un petit renfoncement, contre la devanture d'une épicerie fine dont il dévaliserait volontiers les rayons. Il peine à se souvenir du goût du foie gras, celui du saumon fumé ou de la confiture d'oranges amères. Le nectar d'un bon vin, les parfums d'un excellent whisky.

Il fixe avec abattement son pain de mie, encore prisonnier de l'emballage plastique ; préfère finalement regarder ailleurs.

Il remarque alors une imposante voiture noire, garée devant l'entrée de l'immeuble d'Ali. Une Mercedes 4x4 qu'il a l'impression d'avoir déjà aperçue aujourd'hui ou la veille. Mais la capitale grouille de bagnoles de luxe, alors… Le conducteur est adossé à sa caisse, portable greffé à l'oreille. Encore heureux, il ne déballe pas sa vie privée en gueulant, comme le font certains. Rémy se demande parfois s'ils ont à ce point-là besoin d'être écoutés, entendus. Ou s'ils occultent superbement le monde qui les entoure. Exhibitionnistes ou autistes… ?

Si ce type est un des habitants de la copropriété, il va me faire chier… Mieux vaut attendre qu'il se barre.

Rémy attaque donc son jambon beurre, les yeux dans le caniveau, en imaginant qu'il se délecte de mets savoureux. Mais son imagination a des limites…

C'est alors que deux hommes s'approchent du propriétaire de la berline. Ils tournent autour du pot, l'air de rien. D'instinct, Rémy comprend qu'ils ne flânent pas là par hasard ; mais le mec à la Mercedes, lui, reste sourd au danger qui le guette.

Brusquement, les deux lascars se jettent sur lui. Le portable vole dans les airs, atterrit sur le pavé, explose en morceaux ; le bourge résiste, la scène devient violente. Les agresseurs essaient visiblement de tirer le 4x4.

Rémy reste tétanisé un instant, son sandwich à la main, un peu hébété.

Ça se passe à quelques mètres de lui. Deux contre un…

Soudain, sans savoir ce qui lui passe par la tête, il lâche son précieux dîner et s'élance. Deux contre deux, désormais.

*

Diane n' a plus faim.

Il faut dire qu'elle s'est offert un dîner gargantuesque !

Au comptoir, ils ne se sont pas privés non plus, grignotant quelques amuse-gueules, mais descendant surtout allègrement un impressionnant nombre de verres.

Ils sont de plus en plus bruyants. Le verbe est haut, les conversations volent bas, les rires sont gras. Normal, elle n'est pas dans un salon de thé des Champs.

Dommage qu'ils soient venus là ce soir. Diane apprécie le calme, ce boucan la dérange. Elle voudrait demander l'addition, n'ose cependant pas importuner le patron qui discute et boit avec eux. Alors, elle s'allume une clope. Elle fume rarement, mais goûte une cigarette après un bon repas.