Non, ce qui rend cette ascension difficile, c'est son but.
Macabre.
Ce sont les questions qui le taraudent à chaque pas un peu plus violemment. Qui s'accrochent à ses basques, comme un fardeau.
Or, il sait qu'il n'a pas le choix. C'est Roland qui a raison. Forcément.
Roland a toujours raison, de toute façon.
Granet a de tout temps éprouvé un profond respect envers lui. Un type qui a réussi de brillantes études mais a choisi de revenir au pays et qui, surtout, a gardé les mêmes habitudes, les mêmes copains. Ne reniant jamais ses origines.
Déjà, quand ils étaient gosses, Séverin admirait l'intelligence de son ami. Doué dans toutes les matières, s'exprimant avec une étonnante facilité, Margon n'en était pas moins devenu un meneur, le chef de leur petite bande.
Un gosse puis un ado qui plaisait aux filles, aux instituteurs, aux profs et même aux parents. Qui jouait talentueusement sur le registre de la séduction, cachant avec brio la part sombre de sa personnalité. Celle d'un être violent, cruel, cynique et brutal. Séverin a très tôt entrevu cette facette, sans chercher à la découvrir vraiment, pleinement, ne tenant pas à ce que le masque tombe.
Quelqu'un capable de martyriser un animal, de lui infliger les pires tourments ; pour assouvir une pulsion, ou simplement pour s'amuser, voir la souffrance, la disséquer, l'explorer.
Capable d'humilier les plus faibles, de les acculer dans leurs derniers retranchements, de les pousser dans le vide afin de les regarder tomber.
Capable de manipuler son entourage avec une incroyable aisance, un aplomb à toute épreuve.
Et Séverin, toujours, l'avait suivi. Simple spectateur, la plupart du temps. Complice, parfois, de ces jeux sadiques.
Parce que Margon, ce n'est pas seulement ce sale type pervers et malveillant ; c'est aussi celui sur qui l'on peut compter, qu'il pleuve ou qu'il vente. C'est un mec drôle, généreux le plus souvent, plein de bon sens et de logique.
Alors oui, Séverin l'a toujours suivi.
Sauf à la fac bien sûr. Après le lycée, Granet est retourné travailler à la ferme familiale. Car il lui était inconcevable de faire autre chose dans la vie. Il ne nourrissait aucune autre ambition. Des mains et une âme de paysan… mais aux côtés de ses parents, il a su faire prospérer l'exploitation, diversifiant les activités, modernisant les installations, augmentant les bénéfices.
Des mains et une âme de paysan, oui ; mais une intelligence terrienne, pratique, méthodique, l'ayant conduit à une belle réussite.
Et une robustesse à toute épreuve. Le travail ne l'a jamais effrayé ou découragé. La rudesse de son existence non plus.
Il s'est trouvé une épouse parfaite, sculptée dans le même bois que lui, courageuse et dévouée, aimant la terre, ne craignant ni le froid, ni l'inconfort, ni l'esclavage que représente ce métier. Une épouse qui lui a donné deux enfants ; une fille et un garçon, l'équilibre idéal.
Qui jamais ne se plaint. Comme lui.
Qui l'a soutenu sans faillir quelles que soient les circonstances. Dans ses succès, ses échecs, ses doutes.
Et puis, dans sa vie, il y a Roland, toujours fidèle, malgré leurs différences. Roland, qui ne l'a jamais lâché…
Alors, comment ne pas le suivre aujourd'hui ? Comment le trahir ?
D'ailleurs, comment faire autrement ? Détruire leur vie, leur famille ? Anéantir tout ce qu'ils ont patiemment construit ?
Il n'a rien contre cette femme, cette photographe ; qui se trouvait juste au mauvais endroit, au mauvais moment.
Au moment de l'accident. Car ce n'est qu'un accident et rien d'autre. Stupide. Terrible. Tragique.
Séverin espère encore. Qu'à l'instant où leur chemin croisera à nouveau celui de Diane, une autre solution s'offrira à eux. Qu'ils pourront l'épargner.
Mais il ne peut faire demi-tour ou retenir Margon.
Supporter l'enfermement en prison, lui qui a toujours vécu en pleine nature ? Supporter l'opprobre sur ses épaules ?
Le meurtre de Sylvain, ils le paieront très cher s'ils sont arrêtés. Au juste prix.
Même si ce salaud méritait de crever…
Au fait, méritait-il de finir au fond d'un puits ? Était-il vraiment coupable de l'assassinat de Julie ?
Les questions fusent, encore et encore, qui alourdissent son pas.
Son fils qui rôdait justement dans le coin, sans raison particulière, le jour du meurtre… Qui ne sait pas y faire avec les femmes, alors qu'il approche de ses vingt ans.
Margon qui tournait autour de Julie comme mouche autour d'un pot de miel… Qui n'a pas l'habitude qu'une belle lui résiste.
Hugues, qui a visiblement quelque chose à se reprocher… Un lourd secret à cacher.
Sylvain, ce marginal au regard dérangeant, qui vivait seul dans sa ruine… dont Julie s'est trop approchée.
Qui ?
La sueur perle sur son front alors que la température n'a rien d'estival.
Le sang perle sur sa jambe, au travers du pansement de fortune.
Il avance aussi vite qu'il peut, presque à cloche-pied, s'appuyant sur ses deux amis, devenus cannes anglaises, béquilles. Soutiens sans faille.
Pour les passages difficiles, Sarhaan le porte même sur son dos.
Courage exemplaire. Sacrifice inoubliable.
Mais ils savent qu'ils vont être rattrapés d'une minute à l'autre.
Le chant funeste des clébards est là pour le leur rappeler.
Ils arrivent à l'orée du bois, pour affronter une nouvelle clairière avec une petite mare au milieu.
Il est où, ce putain de manoir ?
Ils traversent la prairie humide, toujours au pas cadencé, s'engagent dans une large allée herbeuse.
Soudain, ils s'immobilisent.
Le concert d'aboiements a changé. Les hurlements semblent venir de partout. De droite, de gauche, de derrière… Où sont-ils ?
Dans quel sens aller ?
Ils empruntent la piste, au bord de laquelle les arbres aux ramages orangés se prosternent.
Rémy les admire. Il lève les yeux vers le ciel, harmonieusement teinté. Il va mourir bientôt. Désire emporter un peu de beauté avec lui, dans ses valises, pour l'ultime voyage.
Un drôle de souvenir lui revient à l'esprit, aussi. Une odeur, celle du chocolat chaud. Celui que sa grand-mère lui préparait quand il était môme. Une odeur et un goût qui refont surface, tant d'années après. Là, au milieu de la forêt, au milieu de son cimetière, il pense à ça.
Images douces, sucrées, merveilleuses.
Puis le chocolat chaud s'évapore, laissant la place à d'autres sensations, plus charnelles. Il se souvient du corps de sa femme, sa peau contre la sienne. Il l'a détestée si souvent depuis qu'elle l'a banni de sa vie. Pourtant, en cet instant, il l'aime à nouveau, avec force. Comme au premier jour.
Il revient dans le présent, regarde le visage épuisé de ses compagnons qui donnent tout pour le sauver.
La peau d'ébène de Sarhaan. Les yeux métalliques d'Eyaz. Leur souffrance mêlée à la sienne.
Pour l'éternité.
— Laissez-moi ici, les gars, dit-il soudain.
— Ta gueule et avance ! grogne le Malien.
— Non.
Rémy tombe à genoux.
— C'est fini, maintenant. Je prends le flingue et je les attends. Vous, vous partez… Je vais bien arriver à en dégommer quelques-uns !
Sarhaan reprend son souffle puis traduit les dernière les volontés de Rémy au Tchétchène.
Au loin, au bout de l'allée verdoyante, l'équipage apparaît.
Dans toute sa splendeur.
Ils n'ont pas encore aperçu les fugitifs.
C'est juste une question de secondes, désormais.
15 h 00