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Diane consulte encore sa carte en piteux état. Elle calcule la distance restant à parcourir jusqu'au col, jusqu'à la piste forestière qui la conduira à la route, puis au hameau.

A la liberté. À la vie.

La pluie s'arrête, revient, s'éloigne. Comme si le ciel s'amusait à aggraver diaboliquement la situation.

Diane se force à boire une gorgée d'eau de temps en temps, pour allouer un peu de carburant à ses muscles. S'il y avait du sucre dedans, ce serait tellement mieux…

Un thé à la vanille, un cappuccino. Un bain parfumé, un lit douillet, un oreiller où reposer sa nuque. Les bras d'un homme, ceux de Clément…

Des murs autour d'elle, un plafond au-dessus de sa tête, de la moquette sous ses pieds…

Une télévision en marche, un téléphone qui sonne. Un plat qui mijote sur une gazinière.

Des rêves simples, rassurants.

La réalité est tout autre. Averses, froid, boue, frayeur, solitude. Immensité désertique. Malchance.

Diane a coincé son bras droit dans l'anse du sac, pour qu'il ne pende pas dans le vide. L'impression que la balle se promène dans sa chair, se déplace, monte et descend.

Douleur atroce.

Souvent, elle se retourne pour vérifier qu'il n'y a personne derrière. Auraient-ils abandonné ? Impossible, elle le sait bien. Ils ne la lâcheront pas.

Le mauvais temps complique encore les choses, n'incitant pas les gens à flâner dans les collines. Pas de cueilleurs de champignons, de promeneurs ou de chasseurs.

Personne.

Vide et angoisse.

Son souffle fatigué qui résonne, ses chaussures qui glissent dans la gadoue.

Ses yeux qui brûlent, qui brillent. Son cœur qui enfle.

*

Un cor de chasse sonne l'hallali, un frisson immonde glace la forêt et ses habitants.

Les premiers chiens arrivent autour des fuyards.

Ils n'attaqueront pas, se contentant d'ameuter le reste de la troupe.

Eyaz prend le Sphinx à sa ceinture puis se tourne vers ses compagnons.

Il va rester ici, parce qu'il sait se servir d'une arme. Il ment, mais ça n'a plus aucune importance.

Il va rester ici, parce qu'il doit venger son frère, parce qu'il n'a plus de famille, plus de pays, plus personne. Plus d'espoir ni d'envie.

Vous, vous avez des enfants.

Bonne chance et qu'Allah vous protège.

Rémy ouvre la bouche pour protester. Mais aucun mot ne sort. Avec Sarhaan, ils restent quelques secondes pétrifiés, tandis que l'équipage s'élance. Droit sur eux. Les chiens ont fait demi-tour, siffles par leur maître.

Eyaz sourit.

Comme s'il n'avait pas peur ou ne craignait plus rien. Crâneur.

*

Elle chute, s'écorche la paume des mains sur le sol caillouteux.

L'impression d'être tombée de plusieurs mètres de hauteur. De s'être écrasée sur le béton après avoir sauté du dixième étage. L'impression de s'être brisée en mille morceaux.

Non, elle a juste glissé sur une pierre, a plongé vers l'avant. Simplement. Une chute banale qui prend de tragiques proportions.

Diane essaie de se remettre debout, n'y parvient pas.

Larmes, sanglots. À genoux, les yeux d'abord sur le sol, puis levés vers le ciel plombé.

Elle pleure, crie, oubliant toute prudence.

Elle hurle, laisse tout sortir. Vomissant sa détresse, sa souffrance, sa colère. Sa haine. Le moment est-il arrivé ?

Celui, tant redouté, où elle ne se relèvera plus… Celui où elle abandonnera ?

*

Le fusil s'approche lentement de son front. Ses yeux louchent sur le canon d'où la mort va jaillir d'un instant à l'autre. Puis ils montent jusqu'au visage de celui qui le tient, de celui qui va le tuer.

Comme ça, sans raison précise.

Alors qu'il ne lui a rien fait ; qu'ils ne se connaissent même pas.

Le doigt sur la détente, le meurtrier prend son temps. Savoure cet instant attendu, voulu, désiré. Dramatique et magique.

Un à genoux, l'autre debout. Ils se dévisagent longuement, sans un mot. Demandera-t-il pitié ?

Non, il a compris que ce serait vain. Et n'a même plus la force de parler.

Alors, qu'attend l'homme au fusil ?

Une hésitation traverse son regard, comme un éclair déchire le ciel. Quelques tics nerveux assaillent ses lèvres entrouvertes. Sa respiration se fait plus rapide, son doigt se raidit sur la gâchette.

L'homme agenouillé ferme les yeux. Comme un signal.

Le fusil s'éloigne de son front. Le chasseur est toujours là, ayant juste reculé d'un pas et légèrement abaissé son arme. Sans doute pour mieux admirer son œuvre encore inachevée.

Enfin, il presse la détente.

Son visage s'illumine, se crispe. Il sent monter en lui quelque chose d'inédit, d'extraordinaire, de violent.

Une sensation inconnue.

Tandis que sa victime s'écroule, il s'élève vers les cimes. Sa tête est à la limite de l'implosion. Des frissons agitent ses mains, ses bras, ses jambes. Une vive émotion le submerge, l'emporte vers des abîmes inconnus, effrayants. Euphorisants.

Ça y est, il vient de franchir le dernier obstacle, de devenir quelqu'un d'autre.

Il ne peut détacher son regard de l'homme qui gît à ses pieds.

De l'homme qu'il vient de tuer. De son œuvre, achevée. Magnifique.

Ses traits se détendent, il sourit. Apaisé.

Ce jour-là, Delalande a su qu'il recommencerait. Que ce crime ne serait pas son dernier.

Ce jour-là, il s'est senti tout-puissant. Un être supérieur. Un dieu. Doté d'un suprême pouvoir ; celui d'ôter la vie. Capable de foudroyer d'un seul geste le simple mortel.

Ce jour-là, Delalande a goûté à une drogue surpuissante.

Longtemps qu'il rêvait de ce moment, qu'il entretenait secrètement ce phantasme morbide.

Désormais, il ne pourra plus revenir en arrière, ne pourra plus se passer de cette inégalable jouissance.

Celle que procure le voyage au-delà des frontières, des limites.

Désormais, il est accro, dépendant, enchaîné pour l'éternité.

Souffrance et plaisir mêlés, inextricables.

Tandis qu'il suit le reste de la meute, Delalande se remémore encore cette première expérience interdite qui a changé le cours de son existence pourtant déjà hors du commun. Réussite exemplaire à la tête d'une multinationale des cosmétiques, une des plus grosses fortunes de ce pays. Un homme de pouvoir, d'influence, qui a son rôle à jouer dans les plus hautes sphères de l'État.

On aurait pu dire de lui : il possède tout. Pourtant, il lui manquait quelque chose d'essentiel. A présent, son existence est parfaitement remplie.

Ce soir ou demain, il retrouvera sa femme, qui ne se doute de rien, qui le croit simplement à la chasse. Il retrouvera sa progéniture chérie qui le considère avec admiration.

Après-demain, il retrouvera ses collaborateurs dévoués, serviles et apeurés. Il redeviendra un homme extraordinaire que tout le monde envie, qui fascine.

Personne n'imaginera ce qu'il est vraiment, quel est son réel pouvoir.

Delalande espère que ça va être son tour ; pourtant, il sait que le meilleur moment est celui qui précède le passage à l'acte. Celui de la traque, justement. Il regarde autour de lui, cet endroit qu'il commence à connaître, où bourgeonnent les souvenirs intenses de ses précédentes chasses.

De ses précédents forfaits.

De ses précédents crimes.

Car oui, il s'agit bien d'assassinats ; Delalande en a parfaitement conscience. Meurtres commis avec préméditation et sans aucun mobile.

Sans aucun mobile, vraiment ?…. Il y en a un, pourtant : le plaisir, incomparable. Tout à l'heure, il recommencera. Et plus jamais ne s'arrêtera.