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Sinon, c'est lui qui pourrait bien mourir… succomber au manque.

Chapitre 14

Le Lord lève le bras, l'équipage s'arrête, flanqué de la meute de limiers surexcités, à nouveau en laisse.

Grâce à ses jumelles, il aperçoit furtivement le Black et le clodo en train de fuir vers l'étang, juste avant qu'ils ne disparaissent dans les hautes herbes sèches.

Le Lord se demande alors où est le troisième. Forcément, c'est celui qui s'est pris la jambe dans le piège à loup ; mais aussi celui qui détient l'arme et s'apprête au sacrifice pour sauver momentanément les deux autres.

C'est la première fois qu'il voit une telle solidarité entre proies. Étonnant… Touchant, presque. Si tant est qu'il puisse un jour être touché par quelque chose. Touché vraiment, pas seulement en surface, comme la brise effleure l'eau, sans jamais aller au fond.

Souvent, il se demande s'il n'a pas une épaisse couche de cuir sous la peau, une armure invisible… Ou une malformation de naissance, le rendant insensible.

Il saisit son arme ; où est passé le Caucasien ?…

Son père était médecin à Grozny, sa mère infirmière. Durant son enfance, Eyaz n'a connu que la guerre, la terreur.

Bombardements, assauts militaires, exécutions sommaires et systématiques, tortures, viols, emprisonnements arbitraires.

Oublier les projets d'avenir ; seulement prier pour qu'il y ait un lendemain.

Chars soviétiques, puis russes. Avions de chasse, hélicoptères.

Le chant des lance-roquettes en guise de berceuse.

Explosions, mines antipersonnel, corps déchiquetés, entrailles au soleil. Cadavres bouffés par la vermine, les charognards ou même simplement les clébards affamés.

Décomposition à l'air libre.

Liberté en décomposition.

À l'âge où les enfants collectionnent les illustrations colorées, drôles ou tendres, le petit Eyaz, lui, collectionnait les images insoutenables.

Ses yeux s'y sont habitués. Ou presque. Il y a des choses auxquelles on ne s'accoutume jamais.

À l'âge où les enfants nantis effleurent l'insouciance, il baignait dans la peur. Se cacher, se terrer, s'enterrer… Se méfier de tout et de tous.

Violence ordinaire, dont le monde entier se fout éperdument.

Épuration ethnique, massacres, dans l'indifférence générale.

En réponse, terrorisme, résistance, prises d'otages.

À tel point qu'Eyaz ne savait plus qui étaient les méchants dans cette histoire sans fin.

Les soldats russes ? Drogués, obligés de boire pour supporter leurs propres exactions forcées ?

Eux, qui n'ont pas le droit de déserter… Enrôlés de force dans une bataille qui ne les concerne pas, dans une guerre perdue d'avance.

Car jamais les Tchétchènes ne se laisseront dominer, coloniser, régenter. Ils préfèrent encore la mort.

Alors, ils posent des bombes, tuant civils, femmes, enfants.

On les traite de terroristes ; et les Russes, que font-ils d'autre ? Les mêmes massacres, mais à grande échelle et avec des armes lourdes. Là est la nuance.

D'un côté, c'est du terrorisme ; de l'autre, une guerre.

Qui peut lui expliquer la différence ?

Qui peut lui assurer que les kamikazes sont des héros ? Que la liberté de son peuple est à ce prix ?

Qui peut lui jurer qu'il faut sacrifier des enfants russes pour sauver des gosses tchétchènes ? Ou simplement pour les venger…

Comment sortir un jour de ce cercle infernal ?

… Eyaz enlève le cran de sûreté du Sphinx.

Un seul problème, mais d'importance : il n'a jamais utilisé un flingue de sa vie, se rend compte que ce n'est pas si simple qu'il y paraît. Pourtant, des armes, il en a vu, tellement. Trop, sans aucun doute. Pour ça qu'il a toujours refusé d'en manipuler une.

Jusqu'à aujourd'hui.

Aujourd'hui, où sa main tremble.

Va-t-il réussir à ôter la vie ? À commettre l'irréparable, même si ses cibles sont des monstres dénués de pitié, des assassins… Va-t-il en devenir un à son tour, juste avant de crever ?

Si seulement Hamzat était là… Lui saurait se servir du pistolet. Lui qui voulait entrer dans la résistance, se battre aux côtés des siens pour la liberté. Contre l'oppression.

Lui qui gît désormais au fond d'un étang vaseux. Englouti à jamais.

Eyaz est prêt à le rejoindre.

Eyaz qui aurait mieux fait, finalement, de laisser son frangin rallier les opposants tchétchènes. Il serait tombé en héros, pas en gibier. Le peuple entier lui aurait rendu hommage, comme à chacun des martyrs de la cause.

Maintenant, quels honneurs recevra-t-il ? Qui se souviendra de lui ? Qui racontera ses prouesses, chantera ses louanges ?

Mais Allah l'accueillera parmi les siens, Eyaz en est certain.

Sa main cesse d'hésiter, elle se crispe sur la crosse massive, son doigt effleure déjà la gâchette.

Abattre le chef de meute, voilà son but. S'il le descend, les autres abandonneront sûrement… Toujours buter le général pour décourager les troupes.

Il essaie de viser du mieux qu'il peut.

Attendre que le Lord s'approche encore, au risque d'être repéré ? Ou tirer maintenant ?

Il appuie sur la détente. Il ne s'attendait pas que le recul le projette en arrière ; il bascule, tombe de la branche d'arbre sur laquelle il s'était hissé.

Atterrissage brutal…

… Le cheval du Lord s'affaisse dans un hennissement pathétique. Son cavalier se retrouve coincé sous l'animal blessé dont les pattes gesticulent dans le vide. Aidé par ses larbins, il s'extirpe du piège.

Pendant ce temps, les clients ont mis pied à terre pour courir se réfugier derrière les arbres.

Des chasseurs d'élite qui se font allumer comme de vulgaires garennes !

Qui détalent, tels de vulgaires garennes…

… Eyaz se relève, un peu sonné. L'impression d'avoir reçu un coup de gourdin derrière la tête.

Il titube un peu, récupère enfin l'arme puis se ratatine derrière un énorme chêne.

Essayer encore.

Deuxième coup de feu, il parvient à toucher un des suiveurs qui mord la poussière. Le Tchétchène pousse un cri de victoire.

Troisième balle, qui siffle dans le vide.

Il s'est légèrement mis à découvert, galvanisé par son triomphe.

Légèrement, c'est déjà trop.

Le Lord, lui, ne le rate pas.

Une balle lui explose l'épaule, l'envoie au tapis.

Eyaz devine le ciel au travers des ramures décharnées, des feuillages agonisants. De drôles de lumières scintillent devant ses yeux mi-clos. Taches multicolores qui valsent dans un ballet énigmatique… Étincelles… Insectes bourdonnant autour de son visage ou petites fées voltigeant au-dessus de lui…

Après quelques secondes, il revient à la réalité, rampe vers son flingue. Au moment où il va mettre la main dessus, une botte lui écrase les doigts dans la terre meuble.

Eyaz pousse un cri, lève la tête.

— T'aurais pas dû tirer sur mon cheval…

Le Lord sourit, comme toujours. Peut-être une déformation de son visage, pour masquer sa vraie nature ?… Il s'empare du Sphinx, ordonne à Eyaz de se remettre debout tandis que le reste de la horde s'approche. Ils ne craignent plus rien, peuvent venir assister à la curée. Après tout, ils n'ont pas payé aussi cher pour se faire arroser avec du gros calibre.

Eyaz fait front, tenant son épaule en miettes.

Le Lord est surpris ; la jambe du Tchétchène est intacte. Si ce n'est pas lui le blessé, pourquoi avoir joué les héros ? Ce simple détail l'incommode.