Il se retourne, attendant un volontaire.
À qui le tour ?
Comme prévu, c'est la belle Autrichienne qui s'avance. Eyaz fixe l'arme qu'elle tient dans ses mains délicates.
Une imposante arbalète.
Il recule doucement, le regard figé dans celui de la meurtrière qui pétille férocement.
Un silence ennemi s'abat sur la forêt. Tout le monde garde les yeux braqués sur l'arbalète. Sur celle qui la brandit fièrement.
Va-t-elle passer à l'acte ? Va-t-elle franchir le pas, basculer définitivement de l'autre côté ? Ouvrir une porte que plus jamais elle ne pourra refermer… Mettre un pied dans le vide, chuter vers les bas-fonds ou monter au septième ciel…
Devenir une criminelle.
Tuer. Assassiner.
Elle hésite, visiblement. Ou prend seulement son temps, savourant ce moment unique. Personne ne le saura jamais…
Brusquement, Eyaz se met à parler dans sa langue maternelle. D'une voix un peu saccadée, un peu cassée par la souffrance.
Mais d'une voix enflammée, fervente.
Audacieuse, insolente. Orgueilleuse.
Curieusement, l'Autrichienne l'écoute, comme hypnotisée par son hymne guerrier.
L'hymne tchétchène.
La flèche métallique l'atteint en pleine poitrine, Eyaz tombe à genoux. D'une main tremblante, il arrache le projectile fiché dans son poumon. Un réflexe, rien d'autre.
Il n'a plus la force de hurler. Regarde seulement son sang, flamboyant, inonder sa paume, sa peau, couler entre ses doigts. Jaillir de son corps à l'agonie. L'abandonner…
Eyaz était un gamin pacifique, intelligent. Un peu rêveur. Assis sur une lune qui n'appartenait qu'à lui. Oui, il parvenait encore à rêver au milieu du déluge de bombes, du bruit terrifiant des explosions. Mais le rêve n'était-il pas son unique refuge ?
Le rêve ou la folie…
Eyaz voulait devenir poète, écrivain ou journaliste. Rien d'autre.
Un jour, ses parents ont disparu ; un mois plus tard, ils ont été retrouvés dans un charnier à la périphérie de Grozny. Au milieu de dizaines d'autres macchabées.
Eyaz n'avait pas quinze ans, il a rangé ses chimères dans un tiroir secret, s'est occupé de son petit frère. Hamzat.
Oubliés, les rêves. Oubliée, l'enfance.
Ne subsistaient que la peur, la violence quotidienne, la faim, le système D.
Et puis, quelques années plus tard, il y a eu cet espoir, un peu fou. Rejoindre le pays des Lumières, celui des Droits de l'homme.
Cet eldorado où ils pourraient enfin vivre en paix.
Où il pourrait enfin devenir poète, écrivain ou journaliste. Ou autre chose, peu importe finalement.
Où il pourrait vivre, enfin. Plutôt que survivre…
… Cet eldorado où il vient d'être crucifié. Sacrifié.
L'Autrichienne décoche une seconde flèche qui se plante dans son cœur déjà brisé depuis longtemps. Puis une troisième, qui lui traverse la gorge.
Il finit de s'écrouler sur le flanc. Sans un cri, un bruit, ni même une plainte. Sur ses lèvres, le goût du sang mêlé à celui d'une terre qui n'est pas la sienne.
D'une terre qui l'avait fait fantasmer, il y a longtemps de cela.
La femme, penchée sur lui, caresse ses cheveux. Comme elle caresserait le pelage d'un animal qu'elle vient de tuer.
Sauf qu'Eyaz n'arrive pas à mourir.
Il lui faut des secondes, des minutes.
Lentement, le bruit des bombes s'estompe, s'éloigne. Les mauvais souvenirs perdent leur couleur écarlate puis s'effacent.
Pour disparaître définitivement.
Le calme, enfin.
Le Lord s'approche de son cheval blessé qui agonise toujours.
Il arme son fusil. Une balle en pleine tête, un dernier soubresaut.
Ensuite, seulement, il va porter secours à son suiveur.
Trop tard. Le Tchétchène l'a eu en pleine poitrine.
Nous avons grandi libres, avec les aigles des montagnes, nous avons surmonté les difficultés et les obstacles avec dignité. Les rochers de granite fondront comme du plomb, avant que nous ne perdions notre noblesse dans la vie et la lutte. La terre sera crevassée par le soleil, avant que nous ne perdions notre honneur aux yeux du monde. Jamais nous ne nous soumettrons à quiconque, entre la mort et la liberté, nous ne pouvons choisir qu'une voie…
Chapitre 15
15 h 30
À chaque respiration, une intense brûlure.
À chaque mouvement, une intense douleur.
Diane finit tout de même par se retrouver debout. Comment ? Avec quelles forces ? Quelle volonté ?
La sienne. Et nulle autre.
La volonté divine, connaît pas.
Un pas, un autre. La revoilà, errant sur les sentiers de Lozère. La revoilà d'aplomb, mâchoires serrées, haine chevillée au corps. La haine qui vient s'allier à la frayeur et à l'instinct de survie pour soutenir son corps éreinté. Comme les piliers soutiennent les voûtes des édifices les plus impressionnants.
Et Diane l'est, impressionnante. De détermination, de bravoure.
Son bras droit n'existe plus. Mieux vaut l'oublier. Alors, elle s'est mentalement amputée.
Plus rien n'existe à part les kilomètres à parcourir.
Elle ne regarde plus derrière elle, seulement devant. Seulement l'horizon.
Elle ne prête plus l'oreille aux bruits inquiétants, seulement aux battements de son cœur exténué.
Elle ne sent plus les fragrances de terre mouillée, celles de l'hiver qui approche. Celle des prédateurs lancés à ses trousses.
Elle est seule au monde, oui.
Si seule.
Complètement seule. Abandonnée.
Rémy pleure. Il n'a pas cessé de pleurer depuis que…
Sarhaan se montre plus pudique mais ne lui reproche rien. Il comprend. Il comprend toujours… Pourquoi Hamzat ? Pourquoi Eyaz ? Pourquoi nous ? Hasard ? Destinée ?
Les clébards ont momentanément perdu leur trace, Eyaz les ayant suffisamment retenus pour que les deux fuyards puissent brouiller les pistes en pataugeant dans l'eau froide d'un petit ruisseau.
Mais les limiers les retrouveront bientôt. Inutile de rêver.
D'ailleurs, aucun de ces deux hommes ne rêvera plus jamais.
Des cauchemars, c'est tout. Des cauchemars à perpétuité.
Pourtant, de quoi sont-ils coupables ? Quelques petites erreurs, maladresses ou fautes jalonnant leur parcours…
Alors, pourquoi une peine si lourde ? Pourquoi n'ont-ils pas bénéficié des circonstances atténuantes, de la clémence des jurés ? Rémy ne peut s'empêcher de se le demander. Il voudrait savoir.