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Sa vie…

Elle lui semble parfois si creuse.

Pas banale, non. Ni routinière.

Plein aux as, il voyage aux quatre coins du monde, habite une somptueuse demeure, jouit d'un statut enviable. Peut s'adonner à sa passion sans aucune restriction.

La solitude, il l'a choisie ; parfois, elle lui pèse. Parfois, il la déteste. Mais pas autant qu'il déteste les autres.

Comment supporter quelqu'un dans sa vie ? Quelqu'un qui ne serait pas un larbin s'effaçant sur son passage. Quelqu'un qui ne partirait pas au petit matin ou à la fin du week-end. Qui s'incrusterait dans son quotidien, y apporterait sa touche personnelle. Empiéterait sur ses plates-bandes, coloniserait son espace vital, briserait son cher silence.

Le pousserait à se confier, alors qu'il ne s'est jamais livré qu'à lui-même.

Il pensait que sa passion, son métier, sa fortune empliraient son existence sans y laisser le moindre atome de vide.

Il pensait que les femmes de passage, triées sur le volet, lui suffiraient. Que jamais il n'aurait envie de plus.

Mais, ces derniers temps, il subit le manque, de plein fouet.

La solitude, oui. Sans doute le lot de tout être exceptionnel. De celui qui s'élève au-dessus de la masse. De l'élite.

Il tourne la tête vers l'Autrichienne. Profil fier, port altier, formes sensuelles mais sans cet excès de générosité qui l'écœure. Il aime cette froideur, la glace dans laquelle elle semble avoir été forgée par un sculpteur habile. Une glace sous laquelle bouillonnent une ardeur, une vraie folie, une vraie déviance.

Elle lui semble parfaite. Ou presque.

Car rien n'est jamais parfait en ce bas monde. Dans ces bas-fonds où il est contraint d'errer.

La vie et ses débordements insupportables. Ces sentiments, ces émotions qui enchaînent, entravent, ralentissent, affaiblissent.

Salissent.

Ces imperfections qui résument l'humain à merveille.

La naissance, déjà, est un bain de sang.

La vie, un bain d'emmerdes.

La mort est-elle un bain de jouvence ? Il lui faudrait demander à ses gibiers ! Mais ils ne peuvent évidemment jamais répondre…

Tout ce qui est vivant le fascine autant qu'il le dégoûte. Une bien étrange contradiction qu'il n'a jamais pu expliquer.

Sans doute devrait-il aller consulter un psy, comme la plupart des gens…

Non, pas comme la plupart des gens. Car ils ne sont pas nombreux à organiser des chasses à l'homme !

Pourtant, combien en auraient envie ? Combien y participeraient si l'occasion se présentait ? Si l'immunité était assurée ? Ses clients sont riches simplement parce qu'il exige beaucoup d'argent. Mais si c'était offert ?

Il n'y a qu'à observer les humains pour s'en persuader ; les meurtres gratuits, les exactions commises par n'importe quelle armée en marge de n'importe quel conflit, les lynchages par les foules en colère, les badauds qui assistent aux exécutions publiques. Cette fascination collective pour le morbide, le macabre, le fait divers sanglant.

L'occasion fait le larron, la moindre étincelle pouvant réveiller, attiser les instincts les plus vils chez ses semblables. Chez tous ses semblables ? Il n'a jamais pu répondre à cette question. Se la pose encore.

Lui, il a la mort dans les veines, dans les gènes. Anéantir, massacrer, dominer, tuer. Éliminer, refroidir.

Jouir.

Expurger le monde de toute cette vie grouillante, écœurante, nauséabonde. Cette bêtise exaspérante.

Poser le pied sur cette vermine laborieuse. Et l'écraser.

Adolescent, il a eu une révélation. C'était dans une église, pendant la messe à laquelle son paternel le traînait de force chaque dimanche.

C'était au moment où le curé lui tendait l'hostie, attendant qu'il ouvre docilement la bouche, sous les yeux morts du Crucifié. À cet instant précis, il s'est dit que Lucifer l'avait élu, choisi pour porter la bonne parole sur terre. Pour susciter chez les autres l'envie du mal, les pousser au crime, à l'abject. Les contraindre à cracher leur venin, à révéler leur vraie nature, leurs perversions multiples et innées.

Leur goût du sang, du meurtre, du massacre. Du pouvoir.

D'aussi loin qu'il se souvienne, il n'a eu qu'une envie : détruire. Alors comment expliquer ce penchant autrement ?

D'aussi loin qu'il se souvienne, il n'a jamais éprouvé d'amour, de tendresse pour qui que ce soit. Sauf pour lui-même.

La seule fois où il a chialé, c'était lorsque son premier clébard est mort.

À l'enterrement de son père, il est resté de marbre. Il le respectait ; mais ne l'aimait pas. Quant à sa mère, il ne se souvient même pas d'elle, morte noyée dans un étang du domaine, peu de temps après sa naissance. Accident ? Suicide ? Meurtre ? Il ne l'a jamais su, ne le saura jamais. Son paternel a toujours refusé d'évoquer le drame, de fournir la moindre explication. Pourtant, lui, il savait. C'est certain.

Enfant, les pieds au bord de ce fameux étang meurtrier, les yeux perdus dans la vase, il s'est dit que sa mère, peut-être, s'était donné la mort par désespoir. Après s'être aperçue qu'elle avait engendré un monstre.

Lui.

Il a eu envie de la rejoindre. S'est progressivement enfoncé dans l'eau froide. S'est laissé submerger, lentement.

C'est un des employés de son père qui l'a tiré de là, in extremis.

Il n'a jamais plus recommencé. A juste licencié le domestique qui l'avait sauvé, deux jours après la mort du vieux.

Il n'a jamais aimé personne, non.

D'ailleurs, qu'est-ce que l'amour ?

Il n'est pas comme les autres, en a toujours été conscient. Plutôt que de s'en inquiéter, il a préféré s'en glorifier. Laissant l'apitoiement aux faibles. Evitant d'envisager une seule seconde qu'il pouvait simplement être malade. L'idée de la folie ne l'a même jamais effleuré.

Il s'est donc trouvé une explication limpide en ce dimanche pluvieux, alors qu'il était agenouillé devant l'autel, face à l'aube du prêtre.

Tout est devenu clair.

Le porteur de lumière, Lucifer.

Celui qu'il s'est choisi comme guide, comme maître. Tellement plus passionnant que l'autre ; celui que tous vénèrent.

Ces brebis fragiles, peureuses, craintives. Lâches. Sans envergure, sans ambition réelle. Qui vont à confesse et pratiquent le repentir, tellement facile ! La gomme divine pour effacer les prétendus péchés, comme on efface un coup de crayon malheureux… La mortification, cette horreur !

Ces brebis galeuses qui suivent le troupeau, le droit chemin. Balisé, jalonné, sans intérêt. De peur d'être bannies, exilées, excommuniées. Qui espèrent un jour brouter avec délice l'herbe grasse et sans aucune saveur du Paradis.

Oui, l'Enfer, lorsqu'on y règne en souverain, doit être le plus bel endroit de l'univers.

Et l'Enfer, il le mérite, plus qu'aucun autre.

Peut-être trouvera-t-il enfin quelque chose à sa mesure lorsqu'il s'assoira à la droite de son Seigneur. Lorsqu'il aura atteint son but ultime.

Devenir un pur démon, qu'aucune considération matérielle ne viendra perturber.

C'est pour cela qu'aujourd'hui encore, il prie chaque dimanche à l'église. Comme une provocation silencieuse. Une imposture jubilatoire.

C'est cela qu'il demande avec force à son guide suprême.

Oui, à l'âge de treize ans, c'est devenu une certitude qu'il a enfouie en lui. Comme une force.

Ça clarifiait tant de choses incompréhensibles. Parfois, bien sûr, il doute. Il n'est plus un adolescent… Il doute, comme n'importe quel croyant.

Lucifer et Dieu n'existent peut-être pas. De belles histoires inventées pour asservir les peuples, adoucir la vie terrestre ; atténuer l'angoisse du trépas.

Quoi qu'il en soit, il a le droit, à son tour, de s'inventer de belles histoires. Il sourit à l'Autrichienne qui répond. Cette nuit, il le sait, elle restera. Il a atteint sa cible ; a gagné, une fois encore. Une fois de plus.