Le Lord encourage ses troupes.
— Ils ont vu le soleil se lever, ils ne le verront pas se coucher !
Un peu de poésie, ça ne fait jamais de mal.
La chasse, c'est poétique, de toute façon. C'est un art en plus d'être un sport.
Surtout la chasse à l'homme.
Le Lord se souvient…
C'était il y a tout juste un an et demi. Au printemps, un joli mois d'avril, un peu froid.
Il ne restait plus qu'une seule proie, ils avaient dégommé les deux autres. Un clodo, d'abord, à peine une heure après le début de la traque. Terrassé par un archer talentueux. Puis ça avait été le tour du second, un réfugié irakien, abattu avec du gros calibre.
Seul le sans-papiers roumain courait encore alors que la nuit approchait.
Infatigable, ce gosse ! Dix-sept ou dix-huit ans, pas plus. Petit, maigrichon. Mais une véritable boule de nerfs !
Il les avait fait cavaler tout l'après-midi. Jusqu'à ce qu'il s'arrête enfin, à bout de forces.
Le Lord se souvient…
Les chevaux qui encerclent la proie, les chiens qui hurlent à la mort.
Le jeune homme terrorisé, dont le cœur menace d'éclater. Dont les muscles refusent d'obéir.
Il se souvient aussi de ce client, si particulier. Il portait un flingue à la ceinture, tous pensaient qu'il allait tirer sur le Rom. Mais ça ne s'est pas passé ainsi, non. Il désirait autre chose. Cultivait d'autres fantasmes.
Et le client est roi, telle est la devise de la maison…
Ce type arrivait tout droit des États-Unis ; un richissime homme d'affaires d'origine canadienne, à la tête d'un véritable empire ; marchand d'armes, notamment. Qui en avait peut-être assez d'assassiner par procuration.
Avec un calme olympien et des gestes minutieux, il a noué une corde autour de la cheville du Roumain, puis a attaché l'autre extrémité à la selle de son cheval. Avant de partir au galop sur une piste, traînant son prisonnier sur plusieurs centaines de mètres.
Les cris, les supplications. Puis, rapidement, le silence ; avec juste le bruit lourd des sabots. Le corps qui se casse, le crâne qui se fend, le sang qui se répand, la peau qui s'arrache, s'effile comme du coton.
Le Lord se souvient…
Amas de chairs à vif, membres brisés, bouche crispée.
Après tant de kilomètres parcourus, tant d'efforts et de résistance, ce gosse méritait mieux que ça. Une fin plus glorieuse.
Mais le client est roi.
Le reste, c'est sans importance…
16 h 15
Sauvée !
Diane arriverait presque à sourire.
Presque. Si elle n'était pas au bord de l'épuisement. Si elle ne souffrait pas autant.
Elle pose le pied sur le large sentier en corniche, comme on pose le pied sur la terre ferme après une tempête en haute mer. Ce sentier qui la mènera à la route, puis au village.
Celui qui la conduira à la liberté.
A la survie.
A Clément.
Enfin, ça ne grimpe plus. Elle boit une gorgée d'eau glacée, s'imaginant qu'elle sirote un thé bouillant. À la menthe, avec des pignons.
Bientôt, Diane. Très bientôt.
Elle reprend son pèlerinage, ses jambes flageolent un peu. Ses pieds arrivent tout juste à se soulever, elle bute sur chaque caillou saillant.
Mais elle marche.
C'est alors qu'elle le voit. Surgi de nulle part. Comme une bête sauvage. Elle croit d'abord à une apparition, une hallucination, un mirage.
Non, il est bien là, juste en face d'elle, au beau milieu du sentier.
Là, cet homme vêtu de kaki.
Fusil à la main, sourire aux lèvres.
Chapitre 17
Diane reste immobile, incrédule, muette.
Puis, doucement, elle tourne la tête. Les trois autres sont derrière, bien sûr. Ils étaient juste en embuscade dans les fourrés.
Ils l'attendaient.
Ils ne l'ont pas suivie, non. Se sont montrés plus intelligents que ça en lui tendant un guet-apens.
— Tu nous auras fait courir, putain ! lance Margon en s'avançant.
Aucune issue, cette fois. Sauf à se jeter dans le ravin. Mais c'est ce qu'ils aimeraient qu'elle fasse. Pour ne pas avoir à la tuer. Juste à la regarder crever.
Alors, elle ne tente rien.
Ses dernières forces l'abandonnent, fuyant lentement hors d'elle, coulant contre sa peau, s'évaporant dans la grisaille.
Elle a peur, bien sûr, mais pas tant que ça finalement. Résignée à mourir, déjà ? Ou simplement trop épuisée pour avoir la trouille ? La peur est si gourmande en énergie…
Curieusement, elle ne songe pas à l'avenir. Parce qu'elle n'en a plus ?
L'impression que le temps vient de se solidifier, emprisonné dans une sorte de bulle hermétique. Que ses poursuivants ne bougeront pas, resteront pétrifiés dans ce décor, éternellement.
Comme elle.
Ils se fossiliseront là, tous les cinq, jusqu'à la fin des temps. Des archéologues du futur les découvriront, intacts, sous une épaisse couche de terre ou de roche.
Ça ne dure que quelques secondes. Ce moment où ils se regardent, s'épient, se jaugent. Ce moment où ils la condamnent à mort.
Quelques secondes qui, pourtant, lui semblent suspendues en l'air, infinies.
Interminables.
Elle voit des choses bouger, mais c'est seulement le fruit de son imagination.
Ça bouge dans sa tête, oui. Ça s'agite, comme dans un bocal trop étroit.
Souvenirs qui s'invitent, en ce moment crucial. Qui se manifestent, au dernier moment.
Encore plus étrange : ces souvenirs-là, c'est la première fois qu'ils remontent à la surface. Elle se remémore des choses enfouies si profondément dans son inconscient, qu'elles n'auraient jamais dû en être exhumées. Cette scène qu'elle revit pour la première fois depuis…
… Elle n'a pas quatre ans. Trois et demi, peut-être. Voire moins. Comment savoir avec précision ?
Il fait nuit, elle est dans la maison. Celle où elle a passé ses premières années, sans doute. Des bruits inhabituels l'extirpent de son sommeil paisible.
Une chambre, de la moquette beige au sol. Une pâle lumière provenant d'une veilleuse.
Diane avance doucement, échappée de ses rêves. Avec l'impression de commettre une bêtise, une chose interdite.
Un couloir, tout aussi sombre.
Des cris, effrayants. Ceux de sa mère. Et ceux d'un homme. Mais ce n'est pas son père…
Diane continue, malgré sa terreur grandissante. Ses pieds nus foulant la moquette un peu revêche, sa main miniature collée au mur.
Plus haute marche de l'escalier, elle s'assoit.
Les cris, toujours. Deux voix se mêlent, se heurtent, s'affrontent dans un duel violent. La voix de maman, d'ordinaire si douce. Et celle d'un inconnu.
Elle descend lentement une seconde marche, puis une troisième.
Champ de vision étroit, mais suffisant pour voir…
Diane pousse un hurlement ; Margon vient de la saisir par le col de son blouson. Elle ne l'avait même pas vu approcher. À dix mille lieues de là, dans cet escalier obscur… Quelque trente ans en arrière.
— Ta gueule ! ordonne le pharmacien.
Diane se débat, lui file un coup de pied dans le tibia ; à son tour de crier.
Mais contre qui se défend-elle ? Contre ce chasseur qui la traque depuis le matin ? Ou contre ce type, en bas de l'escalier ?…
Elle navigue entre deux endroits, deux époques de sa vie.
Entre le début et la fin.
Finalement, elle est déjà morte, mais ne le savait même pas.
Ne s'en souvenait plus, avait juste oublié.