Comme quoi on peut mourir plusieurs fois…
Elle revient dans le présent, se concentre sur le visage marqué du pharmacien, sur ses yeux labourés de haine.
Cernée, elle n'a pas d'échappatoire, se contente de reculer. Dos au précipice.
Margon tente à nouveau de l'attraper, elle esquive, titube, perd l'équilibre…
Diane s'est souvent demandé pourquoi.
Pourquoi quelque chose en elle était cassé. Pourquoi ce rouage défectueux.
Simple fêlure, mettant en péril l'édifice. Lézarde dans les fondations de sa propre existence.
Elle a toujours souffert, sans connaître l'origine de cette douleur.
Sans pouvoir identifier les racines du mal.
Aujourd'hui, en cette fin d'après-midi, alors qu'elle se sent aspirée par le vide, elle comprend enfin.
Tout continue à tourner au ralenti, comme pour lui laisser le temps de réaliser. De repasser le film, une dernière fois.
Assise sur la troisième marche de cet escalier maudit, elle garde la bouche ouverte. Ses yeux pleins de sommeil, d'insouciance, s'arrondissent démesurément.
Un inconnu casse tout dans la pièce. Un typhon, un ouragan ; un monstre tels ceux peuplant les histoires lues par ses parents.
Un ogre.
Il hurle, enchaîne de grands gestes désordonnés. Il ne marche pas droit, comme si le sol était mouvant.
Ses prunelles sombres crachent la haine, ses poings demeurent serrés.
Il profère d'étranges menaces, Diane ne comprend rien.
N'a rien compris, à l'époque.
Il parle de prison, dit que c'est sa faute, que c'est à cause d'elle s'il a passé tant d'années enfermé.
Pourquoi tu es allée tout leur raconter ? Pourquoi t'as pas fermé ta gueule ? Pourquoi t'as détruit ma vie et celle de ta mère ? Pourquoi tu as détruit ta propre famille ? Maintenant que je suis dehors, tu vas me le payer !
Sa mère pleure. Elle crie, aussi, l'assommant de reproches, à son tour.
T'avais pas le droit de me faire ça, espèce de salaud ! La prison, tu l'as méritée ! T'avais pas le droit de me faire ça ! C'est à cause de toi que maman est morte, pas à cause de moi ! C'est toi qui l'as tuée ! Toi, et personne d'autre ! Elle est morte de chagrin, à cause de toi… À cause de toi !
Soudain, l'inconnu se précipite vers elle, la frappe violemment. La voilà à terre, sur le carrelage ocre du salon. La voilà, avec du sang perlant jusque dans ses yeux.
Diane, terrorisée, se met à crier, elle aussi.
L'homme se détourne de sa proie gisant sur le sol, son regard croise celui de l'enfant. Il s'approche, se plante en bas de l'escalier. Imposant, immense, sombre.
Démoniaque, maléfique.
Il monte les marches, Diane ne peut plus bouger. Tétanisée par cette apparition. Elle appelle. Maman.
Papa, qui n'est pas là.
Pourquoi n'est-il pas là pour les protéger ? Celui qu'elle admire tant. Le plus fort de tous…
Elle appelle, en vain. Dans le vide.
L'inconnu a fondu sur elle, la soulève.
Je vais tuer ta gamine ! Je vais tuer ta fille, t'entends ?!
Diane hurle de plus belle, en proie à un indicible effroi. L'homme la secoue, tel un vieux paquet de linge sale. Si fort que sa tête heurte le mur de la cage d'escalier.
Je vais la tuer !
Sa mère supplie, à présent. Elle se relève, bras tendus devant elle comme pour empêcher le pire.
Non, ne lui fais pas de mal, elle n 'y est pour rien ! Papa, non…
L'inconnu essaie de descendre l'escalier, tenant toujours Diane prisonnière de ses bras, deux étaux puissants qui l'écrasent. La broient.
Sa mère s'est emparée d'une sculpture en bronze trônant sur la cheminée.
Il rate une marche, tombe. Diane avec lui. Chocs successifs, cris de sa mère.
Et puis, le noir complet.
La chute s'arrête enfin.
Diane se retrouve les deux pieds sur le sol, collée à son ennemi.
Roland l'a rattrapée in extremis, alors qu'elle basculait dans le vide.
Pourtant, ça aurait été si simple, il aurait même pu l'aider. La pousser pour qu'elle s'écrase vingt mètres plus bas. Mais la pente n'est pas assez forte, elle aurait pu s'en tirer.
Il aurait fallu l'achever.
Et cet endroit étant bien trop exposé, on y retrouverait son corps dans les quarante-huit heures.
Diane rouvre les yeux sur ceux de Margon. Elle sent son haleine alcoolisée, son odeur acre de transpiration, celle de ses vêtements humides.
Elle le fixe, sans un mot. Juste avec une terrible nausée.
— Tu vas venir faire un tour avec nous…
Enfin, Diane reprend ses esprits.
Trouver une solution, les mots, l'idée de génie qui la sortira de ce bourbier.
— Si vous me tuez, vous irez en taule !
— Ça, ça m'étonnerait, chérie… Je crois même que c'est l'inverse ! C'est si on te laisse partir qu'on ira en taule !
— Je ne vous balancerai pas ! promet-elle. Je dirai rien, je vous jure !
En cette seconde, elle est sincère comme elle ne l'a peut-être jamais été. En vain.
— Ta gueule…
— Laisse-la parler ! ordonne soudain Séverin Granet.
— Pour quoi faire ? rugit le pharmacien. Pas le temps d'écouter ses conneries !
— Si, écoutez-moi ! implore Diane. Je vous jure que je ne dirai rien à personne de ce qui s'est passé ! Vous avez eu raison de le tuer, c'était un assassin !
Roland sourit. Un sourire qui la glace de la tête aux pieds.
— Tu me prends vraiment pour un con, hein ? Tu crois que je vais gober ça ? Désolé, c'est pas ton jour de chance…
Il la pousse au milieu du chemin.
— Maintenant, tu avances et tu la fermes.
— J'irai nulle part ! Si vous voulez me tuer, allez-y !
— Peut-être qu'elle dit vrai ! intervient Hugues. Écoutez, mademoiselle, on peut vous donner de l'argent si vous gardez le silence…
Diane sent la faille. La brèche qui scinde le groupe.
Margon d'un côté, décidé à la tuer. Prêt à tout pour sauver sa peau.
Les trois autres, beaucoup moins enclins à l'éliminer. Qui hésitent.
Elle s'approche de l'aubergiste.
— Je ne veux pas de votre argent, je ne veux rien ! Juste rentrer chez moi… Je ne parlerai jamais de ce que j'ai vu ce matin, je vous le jure !
Hugues est surpris ; il trouve suspect qu'elle ne veuille pas de son blé.
— Bon, ça suffit maintenant ! aboie Roland. On perd du temps pour rien ! Hors de question qu'on prenne le moindre risque ! Alors on fait comme on a dit !
Il empoigne Diane par le bras, pile sur sa blessure. Elle hurle, se tord de douleur, essaie de se libérer, de le frapper. Mais c'est elle qui reçoit une gifle retentissante.
— Écoute-moi bien, murmure le pharmacien, tu vas te tenir tranquille et aller où je te dis… Sinon, tu vas passer un sale quart d'heure, compris ?
Elle cesse de se débattre, se laisse entraîner, trop épuisée pour engager une lutte perdue d'avance.
— Allez ! ordonne Margon. Si tu essaies de t'échapper, je te le ferai regretter…
Séverin devant, Hugues à sa gauche, Gilles à sa droite.
Roland, sur ses talons.
Escorte funeste.
Où l'emmènent-ils ? Dans un endroit discret, retiré.
À quoi bon ? Elle n'a croisé personne, aujourd'hui. Ils pourraient l'abattre là, sans témoin.
C'est alors qu'elle devine leur plan. Ils ne veulent pas qu'on la retrouve, veulent faire disparaître son corps, comme ils ont fait disparaître celui du jeune marginal. Mais ne veulent pas se donner la peine de transporter son cadavre.