La jetteront-ils au fond d'un puits ou d'une mine désaffectée ? Creuseront-ils un trou dans la terre ?
La tueront-ils avec leurs fusils ou…
La peur revient, comme un coup de fouet. Elle se met à trembler, à pleurer.
Le mieux serait de s'allonger là, au milieu du chemin. Pour retarder la réalisation de leur dessein.
Tu vas te tenir tranquille et aller où je te dis… Sinon, tu vas passer un sale quart d'heure…
Que pourrait-il m'infliger de pire que la mort ?
Elle se retourne furtivement, croise le regard de Margon. Où elle lit, comme dans une eau claire ; oui, il pourrait me faire subir bien pire…
Alors, elle se résigne.
Tous ces kilomètres pour rien. Pour retarder l'échéance, seulement. Pour se retrouver dans le couloir menant à l'échafaud.
Les matons l'entourent, le bourreau la suit ; il ne manque que le curé et sa Bible pour l'ultime confession.
Pas besoin de ça ; rien ne vient alourdir sa conscience.
Des regrets, elle en a, bien sûr. Des remords, des manques qui ne seront jamais comblés, des questions jamais élucidées.
Mais il y en a pourtant une qui a trouvé sa réponse. Une énigme presque aussi vieille qu'elle.
Papy a disparu alors qu'il visitait un pays lointain ; on ne l'a jamais retrouvé… Disparu dans l'Himalaya…
Il était dans le salon, mon grand-père. En train de hurler et de frapper maman.
Il était dans le salon, alors qu'il venait de sortir de prison pour l'avoir violée.
Diane n'a plus aucun doute, tout est devenu limpide dans son esprit. La brume s'est dissipée, le brouillard s'est levé sur l'atroce vérité.
Il n'a jamais mis les pieds au Népal, n'a jamais été un héros, un aventurier.
Seulement un père incestueux, un salaud.
Qui a essayé de me tuer.
Moi, sa petite-fille.
Moi, Diane.
Pendant toutes ces années, je le savais mais l'avais occulté.
Pourtant, dans ma chair, les souffrances maternelles sont gravées, tatouées en lettres de sang. Je les porte dans mes gènes, dans chaque parcelle de mon corps.
Je les partage avec celle qui m'a donné la vie.
Celle qui a dû envoyer son propre géniteur en prison.
Et qui a dû le renvoyer, encore, après qu'il a essayé de me tuer.
A moins qu'elle ne lui ait fracassé le crâne avec la statue en bronze puis enterré dans le jardin. Comment savoir ?
Je ne pourrai jamais le lui demander, je vais mourir dans cette ignorance.
Cette insoutenable ignorance…
Mais si elle l'a tué, c'était pour me protéger. Elle aura eu raison.
Comme elle avait eu raison de le faire condamner.
Diane marche, avec la conscience soulagée du mensonge, avec l'impression de partir les yeux ouverts.
Diane marche, depuis le matin, avec toute la force dont la nature l'a dotée.
Elle a tout tenté, tout essayé.
N'a rien à se reprocher.
Ça n'enlève ni la peur ni l'injustice. Juste la culpabilité.
Clément, je ne te reverrai jamais. Tu ne sauras pas à quel point tu me manques.
Soudain, Séverin Granet s'arrête. Les autres l'imitent.
— Merde, murmure-t-il.
Une voiture blanche arrive en face ; elle est encore loin, cependant.
Le cœur de Diane s'emballe. Reprend vie à une vitesse hallucinante. Le véhicule disparaît dans un virage. Roland Margon attrape sa proie par le blouson, la jette dans les bras de Gilles.
— Va te planquer avec elle, vite !
— Mais…
— Ta gueule ! Monte dans les bois, magne-toi !
Gilles s'empare de la jeune femme, la force à quitter la piste pour aller se réfugier à l'abri des fourrés. Diane hurle. Au secours. A l'aide. Mais la voiture est trop éloignée, encore.
— Pourquoi on va pas avec eux ? s'étonne Séverin.
— Trop tard, il nous a vus, répond Margon.
— Mais il a vu la fille, tu crois ? demande Hugues d'une voix paniquée.
— Non… Juste un groupe de chasseurs… Soyez naturels, les gars… Il va nous passer un savon.
La voiture marquée du logo du Parc national arrive enfin à leur hauteur, s'immobilise. Le garde sort ; un mec d'une cinquantaine d'années qui a oublié son sourire au vestiaire.
— Bonjour, messieurs… Vous savez que vous n'avez pas le droit d'être ici avec vos armes… ? Vous êtes en zone protégée.
— Oui, on sait, réplique posément Margon. Mais on ne chasse pas ici…
Le garde se contente de sourire. Ben voyons !
— On chassait plus bas, bien en dessous de la Louve… Ma chienne s'est sauvée. On lui a cavalé après toute la journée ! Et on vient de la retrouver juste au-dessus, on redescendait…
Un peu plus haut, derrière un rideau végétal, Gilles bâillonne Diane et essaie de la tenir en respect. Mais elle se débat violemment.
Gilles, c'est un costaud, même s'il semble chétif à côté de Margon. Il a plaqué sa prisonnière face contre terre, s'est mis à califourchon sur son dos, a collé sa main sale sur sa bouche.
Elle étouffe, le visage dans le sol humide, cette main répugnante contre ses lèvres.
Elle voudrait crier, alerter le type d'en bas. Cet homme en uniforme, qui représente l'ordre, la civilisation, la justice.
Sa dernière chance de rester en vie.
En bas, justement, le garde passe à l'offensive. Cette histoire de clébard fugueur ne le satisfait guère. Toutes les excuses sont bonnes pour venir braconner là où il y a le plus de gibier ! Il demande aux chasseurs leur pièce d'identité et leur permis.
Hugues a une attaque soudaine de tremblements, Margon le calme d'une œillade assassine.
Séverin, qui connaît un peu l'agent du Parc, tente d'arranger la situation.
— Écoutez, monsieur Madret, je comprends que notre présence ici vous dérange, mais je vous assure que nous voulions juste retrouver Katia… C'est une bonne chienne, parfaitement dressée ! Elle vaut de l'or… C'est pas dans nos habitudes de braconner, vous le savez, non ?
— Ouais, marmonne le fonctionnaire en leur rendant leurs papiers.
— Vous voyez bien qu'on n'a pas de gibier sur nous ! ajoute Margon.
— O.K… Vous vous dirigez immédiatement vers la zone périphérique, c'est compris ?
— C'est ce qu'on était en train de faire !…
Quinze mètres plus haut, Diane ne cesse de gigoter.
Gilles lui maintient les bras dans le dos, elle souffre le martyre. Soudain, son pied dérape, il perd l'équilibre. Sa main glisse, Diane lui mord un doigt, en y mettant ce qui lui reste de vigueur. Elle sent ses crocs s'enfoncer férocement dans la chair ennemie. Goût de sang.
Gilles laisse échapper un cri, au moment où le garde remet le contact de son 4x4.
Diane parvient à libérer son bras gauche ; Junior reçoit son coude en pleine mâchoire. Il vacille, tombe.
Elle se relève, lui assène un coup de pied dans la tête, puis se met à hurler.
Au secours, à l'aide !
Elle voit la voiture blanche s'éloigner.
Au secours, à l'aide !
Trente secondes trop tard.
Le type roule vitres fermées, il reste sourd.
Mais pas aveugle.
Les trois autres demeurent figés au milieu du sentier, encore dans le champ de vision du garde qui, sans doute, les observe dans son rétroviseur. Partir en courant serait pour le moins suspect.
Diane prend la tangente. Elle monte à travers bois, laissant Gilles un peu sonné.
Elle a pensé à voler son fusil. Ça la ralentit…