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Les éloigner le plus possible de Sarhaan. Les emmener de l'autre côté.

Il se doutait que les chiens suivraient sa trace. Celle du sang.

Il a même frotté sa jambe au bas d'un tronc d'arbre, sur des buissons, pour les décider, les exciter. Les tromper. Les clébards ont mordu à l'hameçon, il a gagné. Rester avec son ami, c'était le condamner. Il entend une voix, lointaine. Un suiveur, un chasseur. La horde est sur ses talons…

Mais Rémy est loin. Si loin de ces bois hantés, de cette traque sans pitié.

Il est avec sa fille, sa petite Charlotte. Visage délicat, voix fluette. Rire généreux.

Yeux immenses, reflétant le bleu d'un ciel inconnu.

Il corrige le passé, l'arrange à sa façon. L'embellit, l'adoucit.

Se ment, se raconte une histoire qui n'est pas la sienne. Tant pis, il peut bien s'offrir ce luxe, à présent. Un des bâtons se casse, il tombe. N'a plus la force de se relever. C'est fini.

Chapitre 20

17 h 20

— Papa, pourquoi les oiseaux volent et moi pas ?

En voilà, une drôle de question ! Mais les gosses ont toujours de drôles de questions ! Reste aux parents à trouver les réponses, ce qui n'est pas toujours aisé… Enfin, là, c'est plutôt facile.

— Les oiseaux ont des ailes, mais toi non ! Alors, forcément, tu ne peux pas voler…

— Mais pourquoi j'ai pas d'ailes ?

Évidemment, celle-là, fallait s'y attendre !

— Parce que tu n'es pas un oiseau, ma chérie ! Moi non plus, je n'en ai pas ! Tu es une petite fille. Et une petite fille, ça marche, ça court, mais ça ne vole pas.

Les chiens sont les premiers à arriver sur les lieux.

Éclaireurs des ténèbres. Prémices de la curée. Ils encerclent la proie, la reniflent de près, glapissent de plaisir.

Devoir accompli.

Certains repartent en arrière pour aller clamer leur victoire, alerter leur maître vénéré. D'autres décrivent des cercles autour du corps immobile.

Rémy n'ouvre pas les paupières pour autant.

Il refuse de quitter cette place ; près de la fontaine, là où picorent les pigeons affamés. Là, sur cette place, où il tient la main de Charlotte.

Où il est heureux, sans même le savoir. Non, à l'époque, il ne s'en rendait pas compte.

Pauvre con.

Le bruit des sabots, maintenant. Sauf que les chevaux n'arriveront pas jusqu'ici. Ces salauds de chasseurs seront obligés de finir à pied.

— Papa, pourquoi j'ai pas un petit frère ?

Aïe ! Là, ça devient plus délicat. Et ça n'a aucun rapport avec les pigeons, en plus… Sauf qu'un jeune garçon leur lance du pain, c'est sans doute la raison de cette interrogation saugrenue.

Rémy feint de ne pas avoir entendu, entraîne Charlotte vers le square tout proche. Mais la question retombe, quelques secondes plus tard. Agrémentée d'une précision assassine.

— Maman, elle dit que c'est toi qui veux pas !

Maman dit ça ?! Merde. C'est la vérité, pourtant.

Plus tard, toujours plus tard. Ce n'est pas le bon moment pour un deuxième. Attendons. Attendons quoi ?

Le bruit des pas, d'une armée de bottes, d'une légion satanique. Entre deux hurlements de clébards surexcités.

Il ne lui reste plus beaucoup de temps pour trouver la juste réponse. Quoi de mieux qu'une autre question ?

— Tu aimerais un petit frère ? Et pourquoi pas une petite sœur ?

Charlotte hésite. Réfléchit. Cogite.

— Je sais pas !

— Remarque, tu ne peux pas choisir ! On ne peut pas choisir entre une fille et un garçon ! C'est la surprise !

Voilà, il a déjoué le piège avec finesse, fier de lui. Il faudra tout de même qu'il ait une discussion avec sa femme en rentrant !

Il est mort !

Non, il fait le mort !

Où est l'autre ? Où est le négro ?!

Rémy sourit. Ouvre enfin les yeux.

— Vous cherchez quelqu'un, messieurs ? demande-t-il. Je peux peut-être vous renseigner ?

Les chasseurs restent un instant stupéfaits. Nulle peur sur ce visage écorché, épuisé, malmené.

Nulle frayeur dans ces yeux fatigués.

Juste de la fronde. De l'insolence, du mépris. De l'indifférence, presque.

Rémy s'assoit dos à un arbre, gardant sa jambe meurtrie allongée devant lui.

Il fixe le Lord, sans sourciller. Ce dernier fait taire ses limiers, affronte le regard de Rémy.

Avec son éternel sourire. Tatouage maléfique.

Enfin, il se tourne vers l'Anglais.

— Il est à vous, maintenant.

L'autre ne répond pas.

L'autre, c'est Sam Welby. Une quarantaine d'années, pas plus. Petit, gringalet, la peau et les cheveux clairs. Le Lord a appris, au cours de son enquête préliminaire, que ce Sam est né avec les poches de sa layette pleines de fric. Un fric qu'il passe son temps à dilapider à sa guise. Un homme réservé, peu bavard, hermétique. Replié sur lui-même. Pas un sourire ou un éclat de rire depuis qu'il a débarqué. Pas une exclamation.

Mais ce n'est pas de la froideur ou du mépris, songe le Lord. Un simple handicapé de la communication avec ses semblables.

Sam ne bouge pas. C'est la première fois qu'il va passer à l'acte. Il est un peu déstabilisé par cet homme à terre, attendant sagement son exécution. Il ne voyait pas la chose ainsi. Ses fantasmes se désagrègent, ses certitudes aussi. Il n'est plus certain d'avoir envie.

C'est le problème avec les fantasmes, d'ailleurs. Il vaut souvent mieux ne pas essayer de les réaliser.

— Vous attendez quoi ? s'impatiente le Lord.

— Rien…

— Je vous pose un problème, mon cher ? nargue Rémy. Allons, je ne suis qu'un clodo, souvenez-vous ! Certes, avant cela, j'étais un ingénieur respecté ainsi qu'un bon père de famille… Mais si ça vous simplifie la tâche de l'oublier, faites, je vous en prie…

Le sourire du Lord se fige. Un bon père de famille  ?! Ça n'était pas prévu au programme. Mais il est un peu tard pour revenir en arrière.

L'Anglais demeure tétanisé. Alors, Rémy continue son numéro ; son baroud d'honneur.

— C'est le fait que je sois à terre qui vous bloque, peut-être ? Attendez, je vais me relever…

Le Rosbif écarquille les yeux. Rémy s'aide de son bâton pour se remettre sur ses deux jambes.

— Voilà… Est-ce mieux ainsi ?

Toujours rien en face. Le vide.

Rémy s'approche, lentement. Comment arrive-t-il à contenir sa peur, naturelle, instinctive, viscérale ? Il a voulu la mort, l'a appelée à la rescousse pour mettre un terme à ce supplice. La trouille, il n'en a plus vraiment conscience. Elle est lovée en lui, comprimée au creux de son ventre. Prête à exploser.

Le voilà désormais tout près de celui censé l'exécuter.

— Alors, espèce d'enfoiré, t'as des remords ? Les jetons ? T'as perdu ta langue ? Tu veux peut-être que je me suicide ?

Le visage ennemi se crispe, se déforme sous l'effet de la colère.

— Je te poursuivrai jusqu'à ta mort, fumier, murmure Rémy. Et j'espère que tu crèveras dans les pires tourments… Que vous crèverez tous dans les pires tourments…

Il crache à la face de son assassin incapable de l'assassiner. Delalande intervient ; il saisit Rémy par son vieux blouson crasseux, le secoue comme un prunier.

— Où est ton copain ?

— J'avais un petit creux, j'l'ai bouffé !

Coup de boule, le cerveau de Rémy fait le tour du monde. Il vacille mais a tout de même le temps, avant de tomber, de rendre au client la monnaie de sa pièce. Ils se retrouvent tous les deux à terre.