Le Lord prend les choses en main. Il attrape son flingue, colle le canon sur la gorge de Rémy.
— Où est l'autre ?
— Aucune idée, monseigneur ! Et si tu allais te faire foutre, non ?
— Réponds…
— Sinon quoi ? Tu vas me tuer ?
— De toute façon, on va le retrouver et s'en occuper !
— Ça, ça m'étonnerait ! Il a pris la tangente, Sarhaan ! C'est un champion du 800 mètres, Sarhaan ! Fallait te renseigner avant d'aller le chercher, espèce d'enculé !
Le Lord le lâche, se tourne à nouveau vers Welby. Toujours paralysé. Mais ici, aucun abandon possible. Chaque participant s'est engagé à tuer sa proie. C'est une manière de les faire taire à jamais.
Le Lord se plante devant lui, impressionnant.
— Maintenant, vous faites ce que vous avez à faire. Et tout de suite. Nous n'avons plus de temps à perdre…
— J'ai payé, je fais comme je veux ! s'offense l'Anglais.
Son hôte fait non, d'un simple mouvement de la tête.
— Vous connaissez les règles. Vous ne pouvez plus reculer. Ne m'obligez pas à être plus persuasif… Il ne fallait pas venir ici si vous n'avez pas les couilles… Le clodo en a plus que vous, on dirait !
Welby essaie de se ressaisir, il empoigne son arme ; fusil à canon scié.
Rémy se relève une nouvelle fois, une dernière fois. Lentement, difficilement.
Allez, l'ultime effort.
Il parcourt l'assemblée du regard. Comme perché sur un piédestal.
C'est alors qu'elle explose dans ses tripes. Un bâton de dynamite, une grenade incendiaire.
La fameuse peur. Celle qui, endormie par la souffrance, usée par la douleur, s'était recroquevillée dans les tréfonds de son être.
Elle s'insinue, dans chaque parcelle de chair, chaque atome de son corps. Elle sue, par chaque pore de sa peau ; sourd dans chaque veine, chaque artère. Fait vibrer à l'extrême chacun de ses nerfs.
Il voudrait que son visage n'en dise rien, que ses yeux ne trahissent pas ce secret.
Rémy voudrait mourir en héros.
Hélas…
Sam Welby a le doigt sur la détente. Pourtant, rien ne se passe.
Un des chiens s'impatiente, se remet à gueuler, reçoit un coup de pied dans les côtes.
— Mais qu'est-ce que vous attendez ? assène le Lord, excédé.
Quelques perles de sueur coulent sur le front du client. Son index tremble, hésite, s'éternise.
Chacun retient sa respiration.
Le Lord approche ses lèvres de l'oreille de l'Anglais, puis chuchote :
— Si vous ne le tuez pas, c'est moi qui vous descends… Compris ?
Welby ne quitte pas Rémy des yeux.
Rémy ne quitte pas l'arme des yeux.
Il sent des froissements dans son corps. Ses jambes qui lâchent, son cœur qui ne va pas tarder ; crise cardiaque, ça l'arrangerait bien, ce salopard de British !
Sarhaan, promets-moi de t'en sortir ! Promets-moi…
Le Lord braque son flingue sur la nuque du client. Solution extrême. Mais ça n'est pas la première fois.
— Cinq, quatre, trois…
— Je vous méprise ! dit soudain Rémy. Je vous méprise… Bande de…
La détonation le surprend. Un bruit assourdissant qui lui coupe la parole. Il est projeté en arrière, se heurte à l'arbre. La douleur met quelques centièmes de seconde à arriver jusqu'à son cerveau. Il baisse la tête, ses genoux se plient. Il s'affaisse le long de l'écorce rugueuse.
La balle a pénétré sa cage thoracique, avant de ressortir entre ses omoplates. Il porte la main sur la plaie béante. Cherche l'air, la vie. Touche enfin le sol, se retrouve assis, comme l'instant d'avant.
— Vous… ne… valez rien… Vous n'êtes… rien…
— Achevez-le ! ordonne le Lord avec une inhabituelle colère. Achevez-le, nom de Dieu !
Mais l'Anglais est à bout. Il se met à trembler comme une feuille. Alors, le Lord s'approche de Rémy, jusqu'à ce que l'arme touche son front.
Leurs regards se croisent, se mélangent, se confondent.
Rémy surprend une inattendue souffrance dans les yeux de l'autre. Une hésitation, un regret. Une plaie, une fissure.
Puis un froid, glacial.Le néant.
La détonation. Le sang. La chute, infinie.
Papa, pourquoi t'es mort ?
Chapitre 21
17 h 30
Diane n'en croit pas ses oreilles. Hallucination ? Mirage ?
Un véhicule foule le bitume. Là, tout près. Juste au-dessus de sa tête. En s'aidant des mains, elle gravit les derniers mètres du talus avec une énergie nouvelle puis pose enfin un pied sur l'asphalte.
La route. Celle qu'elle espère depuis ce matin. Pour un peu, elle l'embrasserait !
Dommage qu'elle ait raté la voiture qui vient de passer. Mais il y en aura d'autres même si cette fameuse départementale ressemble plus à un chemin vicinal qu'à une autoroute.
D'une main tremblante, elle récupère la carte dans sa poche ; pas le moment de se tromper de direction ! Elle repère le hameau, comprend qu'elle doit partir à droite. Mais les chasseurs aussi sont sans doute proches de la route. Marcher au beau milieu de ce ruban de goudron serait trop risqué ; autant rester à couvert. Elle décide donc de continuer sur le bord, à l'abri de la première rangée d'arbustes. De là, elle pourra entendre et voir le prochain automobiliste, tout en progressant vers les quelques maisons qui ne sont plus qu'à trois ou quatre kilomètres.
C'est rien, trois ou quatre bornes, ma vieille ! Rien du tout…
C'est énorme, trois kilomètres. Lorsqu'on vient d'en parcourir tant, avec une horde de meurs à ses trousses ; avec une balle dans le bras ; avec la peur de mourir.
Trois kilomètres de danger.
Trois kilomètres de trop ?
C'est alors qu'elle entend à nouveau ce bruit, magique. Celui d'un moteur.
C'est alors qu'elle voit, arrivant en face, la voiture blanche…
Sarhaan pleure toujours. Quelques larmes qui coulent de ses yeux d'onyx.
Il pleure, mais s'est remis à marcher, puis à courir.
Rémy a donné sa vie pour essayer de sauver la mienne. Je dois tout tenter pour m'en sortir. Tout.
Ne jamais abandonner. Tant que bat mon cœur.
Il a franchi des landes, une tourbière où il a brouillé les pistes ; le voilà émergeant d'une plantation serrée de sapins de Douglas où il a cru traverser les ténèbres, déjà.
Il court, encore. Parallèlement à l'immense mur de clôture qu'il a retrouvé il y a peu.
Il court, alors même qu'il ne sent plus ses jambes, aussi dures que le granit.
Mais soudain, il s'arrête. Une allée, comme il en a tant croisé aujourd'hui. Celle-ci est différente ; elle est goudronnée. Des arbres majestueux la bordent avec élégance.
C'est celle menant au château du Lord. Il la longe, en sens inverse, derrière les magnifiques châtaigniers plus que centenaires. Que va-t-il trouver au bout ? La sortie, évidemment.
Il s'immobilise, à distance raisonnable. Un portail haut, métallique, rehaussé de pointes dorées, assassines. Sur la droite, une sorte de petite maisonnette en pierre ornée d'une baie vitrée. Sarhaan s'approche, avec une féline discrétion. Dans la guérite améliorée, un type veille. Il peut l'apercevoir, assis derrière une table, en train de bouquiner. Tandis qu'en face de lui, quelques écrans distillent des images fixes ; celles des caméras de surveillance disséminées en haut du mur, sans doute. De temps à autre, le garde lève les yeux vers ces espions, puis replonge dans son magazine.