Sarhaan essaie de réfléchir ; la fatigue rend la chose difficile.
Ce mec est certainement armé ; l'attaquer de front serait de la folie. Pourtant, il ne voit pas d'autre solution pour ouvrir ce fameux portail.
Il s'approche encore, à pas de Sioux, avec l'impression que sa respiration bruyante, désynchronisée, va le trahir. Il n'est plus qu'à cinq mètres de la maisonnette.
Se jeter sur le gardien, le désarmer, l'assommer — ou le tuer —, actionner l'ouverture automatique et… voler vers la liberté !
Sarhaan s'allonge carrément par terre. Finir en rampant sera le meilleur moyen.
Mais subitement le type se lève, Sarhaan retient son souffle. Ça bouge sur un des écrans. Le cerbère appuie sur un bouton, le portail commence à s'ouvrir. Le Black voit apparaître progressivement la calandre d'une voiture. Un 4x4, tels ceux qui circulaient sur la propriété pour guider les chasseurs.
Ce que Sarhaan ignore, c'est qu'il s'agit du véhicule qui a conduit le Russe à l'hôpital. Et qui revient d'ailleurs sans son client, resté en observation.
Ce que Sarhaan ignore, c'est que l'opportunité qui s'offre à lui n'est pas fortuite. Qu'il en est, avec ses regrettés compagnons, l'instigateur.
En balançant cette pierre à la tête de Balakirev, il s'est acheté un ticket pour la liberté.
Il a changé les règles du jeu.
Sarhaan ne sait qu'une seule chose : maintenant ou jamais.
Le conducteur du 4x4 attend patiemment que le portail finisse d'ouvrir sa gueule béante. Le Malien a rampé encore plus près. Le portier salue ses collègues, le 4x4 s'engage dans l'allée.
Maintenant ou jamais.
Alors que les portes sont en train de se refermer. Maintenant ou la mort assurée. Sarhaan bondit, s'élance. Sprint d'anthologie.
Le gardien le voit passer en trombe, sorte de bourrasque ; il en tombe presque de sa chaise.
Le 4x4 freine brutalement, ses feux de recul s'allument.
Sarhaan a franchi le seuil. Le cerbère dégaine son arme, ajuste son tir entre les deux pans métalliques. Une meurtrière, désormais.
Le fuyard traverse la route, se jette tête la première dans la végétation alors que la détonation retentit…
17 h 40
Diane se plante au milieu de l'étroite chaussée, agite son bras gauche, sans songer à lâcher son précieux fusil.
— Arrêtez-vous ! Arrêtez-vous, s'il vous plaît !
La voiture blanche freine, un peu tard, dérape sur le goudron humide, chasse de l'arrière, fait une embardée et évite de justesse d'atterrir dans le fossé. Le conducteur a sans doute été effrayé par cette fantomatique apparition devant son capot.
Diane se précipite vers le véhicule ; au moment où elle touche la vitre côté passager, la bagnole redémarre nerveusement.
— Mais arrêtez ! implore Diane en s'accrochant à la berline. Arrêtez-vous ! J'ai besoin d'aide ! Ne partez pas ! S'il vous plaît !
Elle lâche prise, cesse de poursuivre l'automobile qui s'éloigne de plus en plus vite. Elle a eu le temps de voir le visage des occupants ; un couple, avec un jeune enfant derrière. La trentaine, comme elle. Des gens ordinaires, comme elle.
Pourquoi ne se sont-ils pas arrêtés ?
Diane tombe le cul sur l'asphalte. Cette course l'a anéantie. Cet espoir si intense, brisé, l'a vidée.
Comment ont-ils pu m'abandonner ici ?
Peut-être est-ce le fusil qui les a effrayés… ?
Soudain, elle se met à hurler.
Salauds ! Lâches ! Si je vous retrouve, je vous fais la peau !
Elle s'arrête enfin de cracher son inutile venin. Tout juste bon à ameuter ses poursuivants en train de ratisser les parages. De toute façon, sa voix s'est éteinte. Des sanglots restent coincés dans sa gorge sèche, des embryons de larmes dans ses yeux.
Elle se remet debout, avec l'impression de gravir l'aiguille du Midi, retourne se planquer derrière les arbustes et reprend son chemin de croix en direction du hameau. Inhabité, si ça se trouve…
Pourquoi ne m'ont-ils pas secourue ? Ils pouvaient arrêter ce cauchemar. Ils pouvaient tout arrêter. Me tendre la main, simplement. Il leur suffisait d'ouvrir une portière. Pourtant, ils n'ont rien fait.
17 h 50
Le Lord a perdu son sourire. Enfin. Mais pas son sang-froid.
Le garde l'a prévenu, juste après l'évasion spectaculaire du Malien. Le premier 4x4, celui dont l'entrée lui a permis de s'échapper, est déjà à sa poursuite.
Le Lord troque son pur-sang contre une Jeep, dans laquelle il invite l'Autrichienne à prendre place. Delalande et deux des suiveurs choisissent une autre voiture. Ils s'élancent à leur tour sur les terres qui bordent l'immense propriété.
Sam Welby, lui, jette l'éponge et regagne le manoir pour cuver sa crise de nerfs.
Le Lord ne sourit plus, non. C'est la première fois qu'un gibier parvient à se faire la belle. Le préposé au portail et caméras de surveillance aura de ses nouvelles, une fois ce contretemps réglé. Relié par radio aux autres chasseurs, le Lord met en place une souricière.
Le Black n'a pu engranger beaucoup d'avance ; il faut donc l'enfermer dans un périmètre, l'encercler afin qu'il ne puisse regagner la civilisation ou se fondre dans les bois avoisinants. Trois hommes à pied sont également sur le terrain, avec les chiens en laisse. Ces fameux limiers qui commencent cependant à montrer des signes de fatigue. Qui aimeraient regagner leur cage. Bouffer, boire et dormir.
La proie ne peut leur glisser entre les doigts avec ce dispositif.
Impossible.
L'Autrichienne a posé son arbalète sur ses genoux, elle scrute les alentours, prête à s'offrir une cible supplémentaire. Du rab, un joli dessert. Un supplément sans augmentation de prix. Elle semble plutôt excitée par la tournure que prennent les choses.
Le Lord ne lui adresse plus la parole, concentré sur cet épineux problème. En ce samedi, le fugitif peut rencontrer cueilleurs de champignons, promeneurs, VTTistes… L'heure tardive est un atout, mais le risque existe.
Soudain, le Lord sent une main sur sa cuisse. Il tourne la tête vers sa passagère, qui lui sourit, se montre plus aventureuse.
— Plus tard, dit-il simplement.
Elle acquiesce d'un gracieux mouvement de tête.
Mais laisse sa main posée en terrain conquis.
17 h 50
Les cris de la jeune femme ne leur ont pas échappé ; Katia a dressé l'oreille, la troupe des chasseurs s'est arrêtée.
— Putain, elle est pas loin, murmure Roland Margon. Là, un peu plus haut, sur la route…
— Faut se magner, ajoute Séverin. Si elle trouve une bagnole, on est cuits…
— Va dire ça à ton dégénéré de fils ! rétorque froidement le pharmacien.
Gilles sort de ses gonds, comme un diable jaillit de sa boîte en carton ; ça n'effraie personne.
— Arrête avec ça, merde ! J'vais te la retrouver moi, cette salope ! Et je vais nous en débarrasser !
Margon sourit, cruel, tout en se remettant à marcher en direction de la route.
— T'as même plus ton arme, espèce de crétin !
— Pas besoin de fusil, j'vais l'étrangler de mes propres mains !
Cette dernière réplique jette un froid. Séverin Granet fixe sa progéniture d'un drôle d'air.
L'étrangler, comme… Julie ?
Mais la progression continue.
Après tout, ils sont tous devenus des tueurs en ce beau jour d'octobre. Alors, que l'un d'eux en soit à la récidive n'a plus guère d'importance.