Ils en sont arrivés à un stade ultime, terrible : ils relativisent.
Ils ne peuvent plus faire marche arrière, sinon en sacrifiant leur vie, leur honneur, leur confort. Ils ont dépassé les limites, atteignant le point de non-retour.
Ils sont des meurtriers, à présent. Quoi qu'ils fassent ou disent, ils ne sont plus que des assassins.
Des assassins soudés par un effroyable secret qui les enchaînera jusqu'à la mort.
Mais le plus difficile, ce sera après.
Vivre avec.
Chapitre 22
18 h 00
Le jour commence dangereusement à décliner sur la Sologne profonde. Un engoulevent se réveille, un geai s'endort.
Et Sarhaan court toujours.
Ses pieds heurtent les pierres, s'embronchent dans les racines ; ses chevilles se foulent dans les pièges multiples ; son cœur est au supplice, ses poumons lui semblent trop petits, l'oxygène trop rare.
Il entend le ronronnement infernal des 4x4 qui tournoient autour de lui comme des insectes géants.
Il entend, encore et toujours, les complaintes des chiens flairant sa trace.
Sangsues acharnées.
Il entend les chuchotements de la mort, impatiente de le prendre.
Tu vas payer… Tu dois mourir… Comme celui que tu as tué…
Il entend la peur qui l'étreint, empoisonne son sang déjà rendu toxique par l'effort brutal. Pourtant, il court.
Il débouche soudain sur une piste en terre, hésite à la traverser. Il regarde à gauche, à droite…
La Jeep, arrêtée, tapie au bout de l'allée, juste avant le virage.
La flèche qui siffle, l'impact dans l'arbre à quelques centimètres de lui.
Il crie, rebrousse chemin.
Non, Rémy, je ne m'en sortirai pas. Je ne reverrai jamais mon pays, mes frères, mes sœurs. Je ne reverrai jamais Salimata ! Bientôt, je ne verrai plus rien… Pourtant, Sarhaan court toujours.
Diane se sert du fusil comme d'un étai. Les branches froides et élastiques des arbustes fouettent son visage brûlant, ses mollets durcis, ses cuisses douloureuses.
La nuit, bientôt.
La mort, bientôt.
Non, le hameau n'est plus très loin. Tu peux y arriver, ma vieille… Tu peux…
Dans le crépuscule qui l'encercle, elle devine quelque chose d'anormal. Des ombres qui ne sont pas végétales.
Elle met quelques secondes à réaliser.
Eux aussi l'ont vue.
Ils sont là, tout près, seulement séparés d'elle par quelques arbres, quelques buissons. Quelques mètres.
Diane ne sait plus. Reculer, avancer, tirer ? Mourir ?
18 h 05
Le Lord et l'Autrichienne ont jailli de la Jeep, se sont élancés aux trousses de leur dernier gibier, comme un couple de fauves affamés.
Cannibales.
Ils sont juste derrière lui, sur ses talons. Sentent même les effluves de sa peur.
Ça les excite, ça les rapproche. Ça les unit.
Armés jusqu'aux dents, ils savent que le Black leur appartient. Ce n'est plus qu'une question de secondes, désormais. De minutes, à la rigueur.
Sarhaan se dirige droit sur un autre groupe, celui de Delalande qui attend de pied ferme sa proie achetée si cher.
Il ne s'en sortira pas, pris au piège dans un étau qui va le broyer, l'anéantir.
Diane fait deux pas en arrière.
Ils ne vont pas tirer, elle le sait. Ils vont seulement se saisir d'elle, la conduire de force vers sa tombe.
Elle brandit l'arme devant elle, pose son doigt sur la détente. Elle essaie de se servir de sa main droite pour maintenir le fusil à l'horizontal.
Sans aucune hésitation, elle appuie. Le bruit, assourdissant, lui percute les tympans. Le choc, violent, la force encore à reculer de deux pas.
Les chasseurs se déploient pour l'encercler, disparaissant derrière les silhouettes inquiétantes des arbres. Visiblement, elle n'a touché personne.
Alors, Diane pivote sur elle-même et se remet à courir.
Sarhaan zigzague, slalome entre les pins. Les chasseurs en face, les chasseurs derrière, les chasseurs à gauche… L'étreinte mortelle se resserre, l'asphyxiant lentement. Une armée de serpents qui l'étranglent.
Mais il court, bondissant par-dessus les obstacles, se jouant des pièges.
Il sait qu'il n'a plus beaucoup de temps. Que son cœur va lâcher, son corps refuser.
Une seconde flèche le frôle, se plante dans la terre.
Ne le ralentit même pas.
Il débouche sur une piste, aux abois, à bout de souffle, de force, de volonté. Il entend un bruit familier derrière lui, celui d'un 4x4, se retourne…
Diane est au milieu de la route. Elle voudrait courir mais n'y parvient plus. Elle voudrait espérer mais n'y croit plus.
Elle n'ose même pas regarder dans son sillage ; ils sont là, elle le sait. Elle lâche son fusil, trop lourd. Tente encore quelques pas tordus, ceux d'un ivrogne ou d'un mourant.
Elle attend les mains qui vont l'empoigner, l'entraîner vers la fin.
Elle attend, résignée.
Elle bouge encore, comme par automatisme. Derniers soubresauts avant le trépas. Jusqu'à ce qu'une lumière éblouissante la percute, de plein fouet…
Sarhaan se retourne, le 4x4 pile pour ne pas lui rouler dessus. Le Black s'effondre sur le capot avant de glisser jusqu'au sol. Le conducteur sort, se précipite. Sarhaan considère, hébété, ce type en kaki.
Ce chasseur.
— Ça va, monsieur ? Je ne vous ai pas blessé ? Vous voulez que j'appelle des secours ?
Les yeux du Malien s'arrondissent. Démesurément.
— Aidez-moi…
Le mec le prend par le bras, l'aide à se remettre debout.
— Emmenez-moi… Ils veulent me tuer…
— Hein ?
— Emmenez-moi, je vais vous… expliquer…
Sarhaan n'attend pas que son sauveur comprenne la situation ; il grimpe sur le siège passager, s'enferme dans la voiture. Le chasseur reprend le volant, encore sous le choc.
— Démarrez ! supplie Sarhaan. Démarrez, vite ! Sinon, ils vont nous tuer !
— Mais qui ?!
Deux tueurs surgissent sur la piste, trente mètres devant la voiture.
— Eux ! hurle le Black.
Le Lord et l'Autrichienne jaillissent à leur tour des bois, une vingtaine de mètres dans leur dos.
— Démarrez !
Le chasseur semble enfin comprendre la situation ; ou simplement, l'urgence. Il appuie sur le champignon, oblige les poursuivants à se jeter sur le bas-côté. Sarhaan regarde dans le rétroviseur, voit la silhouette du Lord s'éloigner rapidement.
Sauvé !
Diane tombe à genoux sur la route, les yeux levés vers cette fameuse lumière.
Coup de frein brutal, pneus qui crissent sur l'asphalte. Calandre qui stoppe à quelques centimètres de son visage.
Elle se relève, se précipite vers la portière du passager heureusement ouverte, s'engouffre dans le véhicule. Le conducteur la regarde, bouche bée.
Quatre hommes déboulent à leur tour sur la route, ombres maléfiques dans la lumière des phares.
— Ces hommes veulent me tuer ! Démarrez, je vous en prie !
Le type continue à la fixer, un peu ébahi. Incrédule.
— Du calme, mademoiselle…
— Démarrez, putain !
Il remarque enfin les chasseurs armés qui approchent de son véhicule. Alors, il obéit, exécute un demi-tour acrobatique, part en trombe dans l'autre sens.