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En face, le Lord sourit. Comme s'il pouvait lire à livre ouvert dans le cerveau de Rémy.

Il y a si longtemps que quelqu'un ne lui a pas souri ainsi. Sans raillerie, préjugés ou condescendance.

— Alors Rémy, qu'en dites-vous ?

*

Diane se glisse dans les draps un peu froids.

Elle ne s'est pas attardée à l'auberge. Juste le temps d'avaler un petit verre d'une liqueur cévenole à détartrer les canalisations.

Juste le temps d'échanger quelques mots avec ces types finalement pas si antipathiques que ça. Pas grand-chose de commun avec eux, mais connaître deux-trois personnes dans le coin, ça peut toujours servir.

Elle a donné le change par pure politesse puis s'est excusée, prétextant une longue journée.

Elle consulte la carte IGN au 1/25 000. Elle a déjà choisi l'itinéraire qu'elle empruntera demain.

Un endroit sauvage où elle devrait traverser des paysages grandioses… Elle prend quelques notes puis éteint la lampe de chevet.

Aussitôt, un visage apparaît devant ses yeux grands ouverts, déjouant l'obscurité.

Ses mains se crispent sur la couverture, des larmes réchauffent rapidement l'oreiller.

*

Rémy a encore du mal à croire qu'il a accepté la proposition de cet inconnu. Le pinard lui aura fait tourner la tête, peut-être…

Il a envie de dormir. La route défile calmement devant ses yeux fatigués. C'est vrai que c'est vachement confortable les caisses de luxe.

Mille deux cents euros par mois. Logé, nourri. Dans un château.

Il est au chaud, il digère, tout en écoutant un concerto de Bach.

Ses paupières se ferment doucement. Il sourit.

Je verrai bien demain, inutile de me ronger les sangs ! Je vis en enfer depuis des années ; qu'est-ce qui pourrait m'arriver de pire ?

Calé dans le siège en cuir, il pense à sa fille. Elle doit aller à l'école primaire, maintenant. Au CM2.

Elle doit être jolie. Aussi jolie que l'était sa mère.

Rapidement, il s'endort au rythme des soupapes et de Bach.

À des centaines de kilomètres de là, Diane s'endort à son tour.

Chapitre 2

Samedi 4 octobre. 6 h 30

Mon jardinier m'a quitté, je lui cherche un remplaçant… Ça me ferait sincèrement plaisir de pouvoir vous aider…

Comment j'ai pu être assez débile pour gober une énormité pareille ?!

Rémy flanque un coup de pied rageur dans un innocent carton qui traîne là. C'est sûr, le jardinier en question doit servir d'engrais aux rosiers ou de nourriture aux carpes du bassin ! Et maintenant, ça va être mon tour ! Je vais y passer.

Ou plutôt, on va y passer.

Il considère avec empathie ses compagnons d'infortune, plus calmes ou résignés que lui.

Cette nuit, ils ont eu tout le loisir de faire connaissance !

Il y a Sarhaan, le grand Black qui vient du Mali et squattait du côté de Sarcelles entre deux chantiers. Eyaz et son frangin Hamzat, sans papiers eux aussi ; des Tchétchènes qui faisaient escale en Belgique à destination de Paris et que leur passeur a offerts en pâture au Lord en échange d'un bon paquet de billets. Qui ne parlent que quelques mots de français, appris à la va-vite en prévision de leur installation dans le pays des Droits de l'homme…

Trois types consignés dans une bicoque accolée au château du Lord. Car Rémy a tout de même eu le temps d'admirer la magnifique bâtisse de son hôte distingué ! Lorsqu'ils sont arrivés, vers minuit, il a joui de quelques minutes d'extase en se disant qu'il allait vivre dans cet endroit irréel. Trop beau pour être vrai, trop beau pour un mec comme lui… Oui, quelques minutes d'extase, jusqu'à l'atterrissage brutal ; au moment où le bourge a sorti un flingue de nulle part, lui a collé sur la tempe et l'a enfermé à double tour dans cette sorte de remise où pourrissaient déjà les trois autres. Sarhaan est prisonnier depuis cinq jours, Eyaz et Hamzat depuis quarante-huit heures. Ils ont tout tenté pour s'échapper, en vain.

Le geôlier ne leur a rien révélé de ses desseins, infligé aucun supplice. Il les a juste séquestrés là, sous la menace du revolver, leur filant tout de même à boire et à manger dans sa grande clémence.

— Mais qu'est-ce qu'il nous veut, ce dingue ? répète Rémy pour la énième fois. On est tombés sur un malade, putain… J'aurais dû laisser ces types lui voler sa caisse et lui démolir la tronche ! J'aurais même dû les aider, tiens !

Sarhaan le fixe d'un air épuisé. Eyaz et son jeune frère se sont endormis.

— Comment ils peuvent pioncer, ces deux-là ?! aboie Rémy.

— La première nuit, ils ont fait comme toi, raconte posément Sarhaan. Ils ont tourné en rond, se sont cogné la tête contre les murs ! Maintenant, ils sont fatigués. Alors, ils se reposent.

Le grand sage a parlé, Rémy consent à s'asseoir près de lui et à se taire, enfin.

Depuis la petite fenêtre grillagée, ils ont la vue sur l'avant du château ; cinq magnifiques voitures sommeillent sur le gravier blanc. Rémy reconnaît une Bentley et une Maserati. Rien que ça ! Au moins ne va-t-il pas crever dans la misère ! Quoique, il ne peut pas encore savoir…

*

Extraordinaire son et lumière. Sans artifices.

Seulement l'espoir d'un soleil généreux qui agite la forêt cévenole encore plongée dans le froid et l'humide.

Diane a déjà réalisé quelques clichés. Elle s'est levée à l'aube, ne voulant pas rater ce prodigieux spectacle. Après avoir dépassé un village fantomatique, elle a abandonné sa voiture au bord d'une piste puis entamé sa lente ascension, en tête à tête avec elle-même.

Décidément, cette région lui plaît. Elle ne la connaît pas encore, mais sent déjà naître une profonde attirance pour ces lieux restés sauvages, presque intacts, malgré les empreintes humaines dont certaines sont en train de s'incliner face à la puissance de la nature.

Elle chemine sur un large sentier, décidée à rejoindre avant midi un belvédère repéré sur sa carte et qui promet un panorama vertigineux.

Soudain, comme jaillie des entrailles de l'épaisse forêt, une silhouette apparaît au détour d'un virage. Un homme, seul. Grand, qui marche vite. Vu l'heure et la saison, elle ne s'attendait à croiser que des chevreuils, ou des sangliers… Presque malgré elle, Diane ne peut s'empêcher de repenser aux paroles des types de l'auberge. Au tueur mystérieux qui rôde dans les parages. À la fille assassinée. À la jeune et belle Julie devenue la proie d'un monstre.

Son rythme cardiaque s'accélère. Elle continue à avancer, pourtant. Désarmée, pourtant.

L'homme est jeune ; cheveux longs, chapeau orné d'une plume de vautour fauve, vieilles nippes. Rien à dire, il fait très couleur locale ! S'insérant à merveille dans le paysage…

Ils se croisent, elle est frappée par la beauté et la finesse de ses traits.

Ils se dévisagent un bref instant, elle lance un timide bonjour auquel il répond d'un simple hochement du menton. Langage rudimentaire.

Il est loin, déjà. Diane respire mieux.

Elle s'arrête, se retourne ; lui aussi…

*

7 h 30

Je dois être en train de roupiller. Je fais un cauchemar, je vais me réveiller. Sûr et certain…

Rémy regarde Sarhaan, puis les Tchétchènes. Ils ont l'air aussi ébahis que lui.

Eux non plus ne comprennent pas ce qui se passe. Ne savent pas quel sort les attend.

Ils sont tous les quatre dos au mur ; avec, en face, le canon d'un fusil de chasse tenu par une sorte de malabar. Celui-là même qui, la veille au soir, a tenté de piquer la Mercedes du Lord.