Diane éclate en sanglots. Sauvée !
18 h 15
— Je veux aller à la police ! dit Sarhaan.
— Qu'est-ce qui vous est arrivé ? demande l'homme en kaki. Qu'est-ce que vous voulaient ces types ?
— Ils voulaient me tuer ! Ce sont des assassins !
— Du calme, du calme…
— La police…
— On va aller à la gendarmerie, il y en a une pas très loin d'ici, O.K. ?
— D'accord… Merci…
Son bienfaiteur est un type jovial, la cinquantaine. Sur la banquette arrière, son chien s'est paisiblement rendormi ; son fusil, cassé, est posé à même le plancher.
Sarhaan ne cesse d'épier autour de lui, derrière lui, n'arrivant pas à croire que le Lord a abandonné la partie. Pourtant, personne ne les suit.
— La gendarmerie, elle est à dix kilomètres, précise le conducteur. On y sera dans un quart d'heure, pas plus…
— Merci… Merci beaucoup ! Vous m'avez sauvé la vie…
— Ah bon ? J'ai rien fait d'extraordinaire, répond l'homme. À part éviter de vous écraser !
Diane prend un Kleenex dans la boîte à gants. Elle essuie son visage, renifle encore un peu.
— Ça va mieux ? s'inquiète son chauffeur.
— Oui, merci…
— Vous êtes blessée, non ?
— Oui, ils m'ont tiré dessus, ces salauds !
— Mais c'est qui, ces malades ?
Alors Diane raconte. Tout.
Sa journée en enfer, la traque sans pitié, la course contre la montre pour échapper à la mort. Elle parle lentement, trop fatiguée pour suivre le flot de ses tumultueuses pensées.
Elle a réussi. Elle est vivante, à l'abri dans cette voiture.
— C'est pas croyable, conclut l'inconnu. Pas croyable… Ces mecs sont des fous !
— Oui… Faut qu'on aille à la police.
— Il faudrait d'abord vous soigner, non ?
— Plus tard… Je veux qu'ils soient arrêtés ce soir !
— Eh bien, nous allons descendre sur Florae, il y a une gendarmerie là-bas…
— Une gendarmerie, oui, très bien…
— C'est comment, votre prénom ?
— Diane.
— Moi, c'est Yves.
Diane appuie son crâne contre la vitre, laisse ses muscles se relâcher enfin.
Elle observe à la dérobée son sauveur. Il ne doit pas avoir quarante ans, grand, le visage anguleux, sec. Profil aquilin, mains longues et noueuses.
Mais elle le trouve beau. Tellement beau.
Elle aimerait presque se jeter à son cou.
Presque. Quelque chose la retiendrait d'une telle effusion, cependant. Va-t-elle avoir peur des hommes, désormais ?
Elle allonge un peu ses jambes meurtries, ayant hâte d'ôter ses chaussures pleines de boue.
Elle se baisse pour ramasser une étoffe qui gît sur le plancher et qu'elle vient de souiller avec ses pompes dégueulasses.
Un joli foulard de femme, dans les tons bleus. Ça n'a vraiment aucune importance, et pourtant, ça la contrarie d'avoir piétiné cet élégant morceau de soie.
Tout est si sale, aujourd'hui.
— Désolée, dit-elle. J'ai marché dessus et…
— Ce n'est pas grave ! Ce n'est rien… Donnez…
Il récupère le foulard, le balance sur le siège arrière.
— Vous savez, dit Yves de sa voix douce, ça ne fait pas longtemps que je suis ici… Je me suis installé dans la région il y a deux mois à peine ! Et je m'y plais beaucoup… Mais je suis un oiseau migrateur et je sais que bientôt, je repartirai… !
Diane est sur le point de s'évanouir. Du moins le croit-elle. Alors, la vie privée et les envies de bougeotte de cet étranger la laissent de marbre. Mais elle réalise tout de même qu'elle a oublié quelque chose d'important. D'essentiel, même.
— Merci, Yves… Merci beaucoup.
— Je vous en prie, Diane, vous n'avez pas à me remercier… Je n'allais pas laisser une jolie femme sur cette route déserte, en si mauvaise posture !
Il se met à rire, Diane ferme les yeux.
Pourquoi n'accélère-t-il pas ?
Elle voudrait déjà être dans cette gendarmerie.
Non, elle voudrait déjà être chez elle, voudrait que tout cela ne soit qu'un mauvais rêve.
Elle voudrait être dans les bras de Clément.
Elle voudrait simplement que cette journée n'ait jamais existé.
Épilogue
Six jours plus tard…
Paris, c'est encore plus beau vu du ciel ; mais ce matin, Sarhaan n'a pas le cœur à admirer la capitale.
Il pense à Rémy, Eyaz, Hamzat. Dont les assassins ne seront sans doute jamais punis.
Il a compris que le Lord ne serait pas arrêté, que ses clients ne seraient pas inquiétés. Sinon, les forces de l'ordre l'auraient gardé en France pour témoigner. Ils ne l'auraient pas obligé à monter dans cet avion, après l'avoir séquestré dans un centre de rétention, juste à sa sortie de l'hôpital de Blois.
Les gendarmes ont pris sa déposition avec attention. Avec incrédulité, aussi. Une histoire de dingue ?
Le type qui lui a sauvé la vie n'a pas pu leur raconter grand-chose ; sauf qu'il avait failli percuter un homme courant dans la forêt comme un dératé. Qu'il avait effectivement vu d'autres chasseurs dans les parages. Mais rien qui puisse accréditer la thèse de la traque mortelle soutenue par Sarhaan.
Les képis lui ont fait signer sa déposition, lui ont assuré qu'ils mèneraient l'enquête puis l'ont envoyé à l'hôpital de Blois, en le mettant tout de même en garde à vue.
Un sans-papiers. Là, ils détenaient la preuve, formelle.
Un sans-papiers venu se jeter dans la gueule du loup.
L'hosto… Quatre jours en observation ; quatre jours pour récupérer ; quatre jours à essayer de dormir sous l'effet des calmants.
Mais les calmants n'empêchent pas les cauchemars.
Ceux qui passent en boucle, sans attendre la nuit. Et se déchaînent, durant son sommeil.
Dans sa chambre aseptisée, la peur était à son chevet. A chaque instant, il craignait de le voir entrer.
Lui, le Lord.
Déguisé en médecin, un couteau à la main. Prêt à le saigner comme un animal. A l'égorger comme un gibier. Jusqu'à la fin de sa vie, il ne sera plus qu'un gibier. Une proie.
Ces cauchemars où il fuyait sans cesse, poursuivi par un danger invisible, par le hurlement des chiens. Où il courait, encore et encore. Où il chutait, ne trouvait plus la force de se relever. Voyait les ombres démoniaques l'encercler pour l'achever…
Il ouvrait les yeux, avec la certitude que la horde était dans la chambre.
Là, juste autour du lit.
A l'hôpital, puis au centre de rétention, il a continué à raconter son histoire.
Partout, à tout le monde. Tout le temps. Sans relâche. En français, en anglais.
Ce témoignage, unique ; celui du seul rescapé.
Mais à qui ? Aux autres sans-papiers qui le prenaient pour un fou ? Ou qui, dans le meilleur des cas, lui répondaient qu'ils étaient bien impuissants.
Aux flics de garde, qui ne l'écoutaient même pas, lui conseillaient de se taire. Peu importe, il racontait. Parce qu'il faut que les gens sachent. Qu'une telle horreur existe.
Même si, pour le moment, personne ne semble y croire…
Alors, Sarhaan ne s'arrêtera pas là.
Il continuera à raconter, encore et encore. À hurler, s'il le faut. A écrire. À se battre, ou plutôt se débattre face aux oreilles devenues sourdes.
Il trouvera bien quelqu'un, au Mali, pour l'écouter, pour agir. Un Français membre d'une ONG, un journaliste, un toubib.