— Comment t'as pu assassiner cette gamine ! renchérit l'aubergiste.
Ordure, fumier. Enculé. Les insultes pleuvent en même temps que les coups de pied, de crosse, sur le coupable encore à terre.
Un coup, plus fort que les autres. Porté au mauvais endroit. Fatal.
Sylvain ne réagit plus.
Ses agresseurs restent paralysés un instant. Puis Roland Margon s'accroupit, prend le pouls de la victime ; il porte des gants, heureusement. Ne laissera aucune empreinte.
— Il est mort, annonce-t-il en se relevant.
— Hein ? gémit l'aubergiste. Tu déconnes, non ?
— Non. Il est crevé, ce salaud…
Séverin et son fils ne bougent plus. Ayant dessaoulé à la vitesse de la lumière. Mieux que deux litres de café salé : un meurtre.
— Merde, mais qu'est-ce qu'on a fait ?! pleurniche soudain Gilles.
— Qu'est-ce que tu as fait, rectifie Roland d'un ton cinglant. Je te signale que c'est toi qui lui as filé ce coup dans la tronche ! Mais quel con !
— Eh ! s'insurge Séverin. On a tous frappé !
Encore un silence.
— C'est vrai, admet Margon. Restez calmes, on va arranger ça…
— De toute façon, marmonne Gilles, quand les gendarmes vont savoir que c'est un criminel, ils…
— Les gendarmes ne sauront jamais rien, coupe le pharmacien. T'es vraiment débile, ma parole !
— Mais…
— Mais quoi ? Criminel ou pas, on a buté un type ! Et si ça arrive aux oreilles des gendarmes, on va en taule. C'est clair, ça ?
— Alors, faut qu'on se tire ! ajoute Séverin.
— Non. D'abord, on se débarrasse du corps, indique Margon.
— Comment ? On l'enterre ? propose Gilles.
— Pourquoi, t'as une pelle dans ton sac ? crache Roland, excédé. Non ? Alors on va trouver autre chose ! On va le foutre dans le puits.
Séverin et l'aubergiste prennent le cadavre et le portent jusqu'à l'ancien puits. Margon enlève le couvercle, Gilles donne un coup de main pour balancer Sylvain dans le vide ; il s'écrase au fond dans un bruit sourd. Le réservoir est à sec depuis longtemps.
Margon jette la photo de Julie, la veste et le chapeau de l'ermite dans sa tombe, puis remet le couvercle en bois, avec une grosse lauze posée dessus.
— Voilà, personne le trouvera ici, conclut-il. Maintenant, on peut y aller. Prenez vos fusils, on se casse… Où est Katia ?… Katia, au pied !
Diane a le souffle coupé.
Ses mains tremblent. Tout son corps tremble.
Une scène effroyable dont les images, insupportables, se mélangent dans sa tête.
Grâce au zoom de son Nikon, elle a enduré les moindres détails. A même engrangé quelques clichés, par pur réflexe.
Ça s'est passé si vite. Ça lui a paru si long… Un interminable cauchemar.
Le jeune marginal est mort. Massacré par les chasseurs.
Par ces hommes avec qui elle a partagé un digestif la veille au soir. Pourquoi ?
C'est toi, espèce d'enfoiré… C'est toi qui l'as tuée ! Les rares mots qu'elle a pu discerner, vu la distance.
Julie ?
Peu importe. Les seuls meurtriers ici, ce sont eux. jusqu'à preuve du contraire.
Diane se ratatine contre le mur de la vieille ferme, ne pas bouger maintenant. Attendre qu'ils s'en aillent puis appeler les gendarmes avec le portable. Rien d'autre à faire…
Elle essaie de contrôler ses convulsions nerveuses. C'est alors que le setter de Margon, répondant aux appels de son maître, surgit des bois sur la droite de la maison.
Apercevant Diane, la chienne s'arrête net. Ce con de clébard va me faire repérer ! Dégage, merde !
Margon continue de siffler. Katia, sourde aux injonctions, s'approche de l'inconnue. Soudain, sans raison apparente, elle se met à aboyer.
Diane, terrorisée, prend la fuite.
Margon s'avance à son tour, contourne la baraque. Voyant alors la silhouette de la fuyarde, il se met à beugler.
— Putain, y a quelqu'un !
Séverin, sur ses talons, empoigne ses jumelles.
— C'est la photographe d'hier soir, on dirait…
Chapitre 3
Une existence banale, penchant plutôt vers le bonheur tranquille. Sans heurts, grosses difficultés ou angoisses particulières.
Rémy suivait un destin tout tracé, comme on descend le cours d'une rivière paisible, assis dans une barque. Un petit coup de rame, de temps à autre.
Mari comblé, papa gâteau de la petite Charlotte, ingénieur à la carrière prometteuse au sein d'une PME en plein essor. Un joli pavillon dans la banlieue de Lyon, presque à la campagne.
Quelques amis, une belle bagnole, un chien de race.
Chaque hiver, une semaine au ski dans les stations huppées ; chaque été, une semaine en Espagne au bord des plus belles plages.
Rien de spécial, rien d'extraordinaire.
Juste une impression de routine, sournoise, qui s'insinuait parfois dans son quotidien.
C'est lorsqu'il a tout perdu qu'il a pris conscience de la valeur de ce qu'il possédait.
Le jour où il a fait une énorme connerie.
La connerie de sa vie.
Le jour où il a couché avec la femme du patron.
Une seule fois ; un soir, après le boulot. Un petit cinq à sept, plutôt agréable il est vrai, qui aurait pu passer inaperçu.
Deux petites heures, c'est tout. Qui n'auraient dû être qu'un souvenir pour égayer ses vieux jours ou muscler son ego.
Mais ensuite, tout s'est enchaîné à une vitesse phénoménale.
Une spirale, un cyclone, un ouragan destructeur. Séisme puissance dix sur l'échelle de Richter. Un véritable cataclysme.
Si seulement il avait jugulé ses envies, ses hormones !
Si seulement cette conne n'avait pas tout avoué à son mari ! Soulageant ainsi sa conscience sans songer un instant aux conséquences dévastatrices de sa confession.
Le boss qui l'oblige à démissionner, sous peine de révéler l'infidélité à sa charmante épouse et qui, une fois la lettre signée, prend un malin plaisir à la prévenir quand même. Histoire d'achever celui qui a eu l'audace de l'abaisser au rang de cocu.
Le voilà sans travail, sans indemnités.
Le voilà avec sa valise sur le perron, puisque la maison appartient à ses beaux-parents.
Le voilà avec une procédure de divorce sur le dos.
Avec un compte chèques soigneusement vidé par sa femme, jusqu'au dernier centime.
Le pardon, connaît pas. Même après dix années de vie commune.
Même après la promesse, solennelle, sincère, désespérée, que jamais plus il ne recommencera.
La trahison efface tout, du jour au lendemain. Mais ce n'est pas elle qui a commis la faute. Comment la blâmer ?
Le voilà devenu SDF. C'est allé tellement vite qu'il n'a pas eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Le voilà à la rue.
Ses potes ? Aux abonnés absents, bien sûr.
Il monte vers la capitale où habite un ami d'enfance. Lui ne pourra pas le rejeter, l'ignorer. Il lui tendra forcément la main après ce qu'ils ont vécu ensemble, ce qu'ils ont partagé.
Mais les amis, les vrais, sont des perles rares. Rémy l'a appris à ses dépens.
Le dicton le dit bien, il faut être dans la merde pour les reconnaître à coup sûr. Là, aucun doute possible.
Je peux pas t'héberger, mon vieux… pas la place… juste te dépanner avec cent euros, si tu veux… Aussi, pourquoi t'as fait une chose pareille ? T'es vraiment con… Allez, tu vas t'en sortir…
Il reste sur Paris, persuadé qu'il pourra y commencer une nouvelle vie.