— Aaaah !
Et ses huit jambes battirent frénétiquement en marche arrière. L’une d’elles heurta violemment les jambes de Conway, à la hauteur des genoux, et le Terrien se retrouva brusquement assis sur le sol. L’octopode prit la fuite le long du couloir, sans cesser de gémir.
— Que diable … s’exclama Conway, avec ce qu’il estima par la suite être une retenue digne d’éloges.
— C’est ma faute, je l’ai effrayé, déclara Prilicla qui vint rapidement vers lui. Etes-vous blessé, professeur?
— « Vous » l’avez effrayé?
— Oui, je le crains, expliqua la douce araignée de Cinruss sur un ton d’excuse. Un mélange de surprise et de ce qui semble être une névrose xénophobique profondément enracinée à engendré en lui une réaction de panique. Il a été terrorisé, mais il n’a pas complètement perdu le contrôle de lui-même. Etes-vous blessé, professeur?
— Simplement dans mon amour-propre, grommela Conway.
Il se releva aussitôt et partit à la poursuite du Creppelien qui avait à présent disparu et qui était presque hors de portée de la voix.
Il suivait le sillage du AMSL et devait effectuer de rapides zigzags, ce qui situait sa course entre un sprint et une valse. Lorsqu’il croisait des supérieurs, il disait :
— Excusez-moi !
Et face à ses égaux ou ses subordonnés, il hurlait :
— Laissez le passage !
Presque aussitôt, il commença à rattraper le AMSL, ce qui prouvait une fois de plus qu’en tant que mode de locomotion deux pieds étaient préférables à huit. Il arrivait à la hauteur de l’être lorsque ce dernier franchit une ouverture latérale et se retrouva bloqué à l’intérieur d’une lingerie. Conway, emporté par son élan, éprouva des difficultés à s’arrêter devant la porte toujours ouverte. Il entra à son tour et referma le battant derrière lui.
D’une voix aussi posée que le permettaient ses halètements, il demanda :
— Pourquoi avez-vous pris la fuite?
Un flot de paroles se déversa brusquement dans le traducteur. Ce dernier filtrait toutes les intonations émotionnelles mais la rapidité du discours du Creppelien apprit à Conway que cet être avait l’équivalent d’une crise d’hystérie. Et, en l’écoutant, il eut la preuve que l’analyse émotionnelle de Prilicla avait été juste. Il existait sans erreur possible une névrose xénophobique.
O’Mara l’aura au tournant, s’il ne prend pas garde, se dit Conway, lugubrement.
En dépit de la tolérance et du respect mutuel de rigueur dans cet hôpital, il s’y produisait parfois des accrochages entre membres d’espèces différentes. Ces situations potentiellement dangereuses étaient dues à l’ignorance, à des malentendus, ou à la xénophobie qui était parfois si profondément enracinée qu’elle nuisait à l’efficacité des êtres qui en étaient victimes, à leur stabilité mentale, ou encore aux deux. Un médecin terrien affligé d’une terreur subconsciente des araignées, par exemple, n’aurait jamais pu faire preuve du détachement clinique nécessaire au traitement d’un malade Cinrusskin. Et lorsqu’un Cinrusskin, tel Prilicla, devait s’occuper d’un tel patient humain …
Le rôle de O’Mara, en tant que psychologue en chef, consistait à déceler et à faire disparaître les causes d’ennuis … ou, si tout échouait, à renvoyer les individus potentiellement dangereux dans leurs foyers, avant que de telles frictions ne deviennent de véritables conflits. Conway ignorait quelle serait la réaction du commandant lorsqu’il apprendrait qu’un énorme AMSL avait pris la fuite, en proie à la panique, devant une créature aussi frêle et fragile que le Dr Prilicla.
Lorsque le flot de paroles du Creppelien commença à se tarir quelque peu, Conway leva les mains pour réclamer son attention.
— Je comprends à présent que le Dr Prilicla possède une certaine ressemblance physique avec une espèce de petits prédateurs amphibies de votre monde natal, dit-il, et que durant votre jeunesse ces animaux vous ont fait vivre une expérience extrêmement traumatisante. Mais le docteur Prilicla n’est pas un animal et cette ressemblance est purement extérieure. En fait, si le docteur Prilicla ne représente pas une menace pour vous, vous risqueriez par contre de le tuer, si vous deviez le frôler imprudemment.
« Sachant cela, conclut gravement Conway, est-ce que vous prendriez encore la fuite, si vous deviez le rencontrer à nouveau?
— Je ne sais pas, reconnut le AMSL. C’est possible.
Conway soupira. Il ne pouvait s’empêcher de se rappeler les premières semaines qu’il avait vécues au Secteur Général et les horribles créatures de cauchemars qui avaient hanté ses rêves. Ce qui avait rendu ces cauchemars particulièrement horrifiants était le fait qu’ils n’étaient pas les fruits de son imagination mais des êtres réels et matériels qui, dans la plupart des cas, n’étaient séparés de lui que par quelques cloisons …
Il n’avait jamais pris la fuite devant un de ces êtres de cauchemars qui étaient par la suite devenus ses professeurs, ses collègues, parfois même ses amis. Mais, pour être honnête envers lui-même, il devait admettre que cela avait été moins dû à sa force morale qu’au fait que la peur avait tendance à le paralyser plutôt qu’à lui faire prendre la fuite.
— Je pense que vous auriez besoin de l’assistance d’un psychanalyste, docteur, dit-il avec douceur au Creppelien. Et je crois que le psychologue en chef de l’hôpital sera à même de vous aider. Mais je vous conseille de ne pas aller le consulter immédiatement. Attendez une semaine et, entretemps, essayez de vous adapter à la situation. Vous découvrirez qu’il vous tiendra en plus haute estime d’avoir attendu …
… Et qu’il aura moins tendance à vous renvoyer d’où vous venez, en tant qu’individu inapte au service dans un hôpital à multi-environnements, ajouta-t-il silencieusement.
Le Creppelien accepta de sortir de la lingerie après que Conway lui eut affirmé que Prilicla était l’unique GLNO actuellement présent dans l’hôpital et qu’il était improbable que leurs chemins se croisent deux fois de suite dans la même journée. Dix minutes plus tard, le AMSL était installé dans sa cuve-restaurant et Conway se dirigeait vers son propre réfectoire par le chemin le plus rapide.
VII
Le professeur Mannon était seul à une table, dans la section du réfectoire réservée aux professeurs. Mannon, un Terrien sous les ordres de qui Conway avait autrefois été placé, était à présent en passe d’obtenir le statut de diagnosticien. Il avait l’autorisation de conserver en permanence dans son esprit trois bandes physiologiques : celle d’un Tralthien spécialiste en micro-chirurgie et celles enregistrées par des chirurgiens appartenant aux espèces vivant sous faible gravité LSVO et MSVK. Mais ses réactions étaient malgré tout encore humaines. Pour l’instant il se colletait à une salade, les yeux levés vers le ciel et le plafond de la salle afin de ne pas voir ce qui se trouvait dans son assiette. Conway s’assit en face de lui et émit un borborygme à la fois interrogateur et compatissant.
— Selon mon emploi du temps de l’après-midi, expliqua Mannon sur un ton maussade, je dois m’occuper d’un Tralthien et d’un LSVO. Deux interventions qui s’annoncent très longues. Vous savez ce que c’est, j’ai pensé comme eux bien trop longtemps. Si seulement ces maudits Tralthiens n’étaient pas végétariens et si les LSVO n’avaient pas la nausée devant tout ce qui ne ressemble pas à des graines pour oiseaux. Etes-vous quelqu’un d’autre, aujourd’hui?
Conway secoua négativement la tête.