Alors qu’il traversait le service principal, Conway désigna une infirmière pour le remplacer dans le bloc d’observation, une Terrienne extrêmement attrayante. Il aurait pu choisir une FGLI Tralthienne, un de ces êtres qui possédaient six pattes et dont la corpulence aurait, par comparaison, fait paraître un éléphant terrien aussi fragile et frêle qu’une sylphide, mais il estimait qu’il devait bien cela au lieutenant pour compenser la brusquerie dont il avait fait preuve à son égard quelques instants plus tôt.
Vingt minutes plus tard, après avoir changé à trois reprises de scaphandre protecteur et avoir traversé la section de chlore, un couloir du service des AUGL aquatiques, et la zone ultra-réfrigérée réservée aux espèces respirant du méthane, Conway se présenta dans le bureau du commandant O’Mara.
En tant que psychologue en chef d’un hôpital à multi-environnements suspendu dans la froide noirceur de la bordure galactique, il était responsable de la santé mentale des dix mille membres du personnel médical qui comprenait quatre-vingt-sept espèces différentes. O’Mara était un des personnages les plus importants de cet établissement de soins. Il était aussi, de son propre aveu, l’homme le plus accessible de tout l’hôpital. Le commandant aimait à répéter qu’il se fichait pas mal d’être importuné, même si le moment était mal choisi, à condition que l’importun en question ait des raisons valables pour lui casser les pieds avec ses petits problèmes car, dans le cas contraire, ce raseur ne devait pas s’attendre à s’en tirer indemne. Pour O’Mara, les membres du personnel médical étaient ses patients et une opinion largement répandue voulait que la stabilité qui régnait au sein d’un groupe d’extra-terrestres aussi divers et à la susceptibilité souvent très grande, était due au fait que tous avaient bien trop peur de O’Mara pour oser perdre la raison. Mais ce jour-là, il était presque d’humeur sociable.
— Notre entretien risque d’être long et vous feriez mieux de vous asseoir, professeur, dit-il d’un ton acerbe comme Conway restait debout devant son bureau. Je parie que vous avez déjà jeté un coup d’œil à notre cannibale?
Conway hocha la tête et s’assit. En peu de mots, il expliqua ce qu’il avait découvert sur le compte du patient EPLH et lui fit part de ses craintes qu’il eût des complications d’ordre psychologique. Lorsqu’il eût terminé, il demanda :
— Disposez-vous d’autres informations sur son compte, cannibalisme mis à part?
— Très peu. Il a été découvert par un patrouilleur des Moniteurs alors qu’il se trouvait dans un vaisseau qui, bien que non endommagé, émettait des signaux de détresse. Il semblerait que ce soit sa maladie qui l’ait empêché de piloter. Le EPLH était le seul occupant de ce vaisseau mais, étant donné qu’il appartenait à une espèce inconnue, les Moniteurs ont passé l’appareil au peigne fin et c’est ainsi qu’ils ont découvert qu’une autre personne aurait dû se trouver à son bord. Ils s’en sont rendu compte grâce à une sorte de journal de bord enregistré sur bande par le EPLH et par l’examen des témoins du sas et d’autres systèmes protecteurs dont l’énumération sort du cadre de notre entretien. Quoi qu’il en soit, tout indique que deux passagers se trouvaient à bord de ce vaisseau et le journal de bord laisse fortement présumer que le second a connu une fin peu enviable, des mains et des dents de votre patient.
O’Mara fit une pause, le temps de lancer une petite liasse de feuillets dactylographiés sur les genoux de Conway. Ce dernier vit qu’il s’agissait de la copie des passages correspondants du livre de bord. Il n’eut que le temps de lire que la victime du EPLH était le médecin du vaisseau, avant que O’Mara ne reprenne ses explications.
— Nous ne savons rien sur sa planète d’origine, dit-il avec découragement, hormis qu’elle se trouve quelque part dans l’autre galaxie. Quoi qu’il en soit, alors que seul un quart de notre propre galaxie est exploré, nos chances de trouver son monde natal sont infimes …
— Et les Ians? demanda Conway. Ils pourraient peut-être nous aider.
Les Ians appartenaient à une civilisation originaire de la galaxie voisine et avaient implanté une colonie dans le secteur où se trouvait l’hôpital. Ils appartenaient à une espèce singulière, de classification GKNM. Il s’agissait de créatures rampantes dotées de dix pattes qui, à l’adolescence, donnaient une chrysalide dont elles sortaient métamorphosées en être magnifiques et ailés. Conway avait eu un Ian pour patient, trois mois plus tôt. Le malade avait depuis longtemps regagné ses foyers mais les deux médecins GKNM qui étaient venus prêter main forte à Conway étaient demeurés à l’Hôpital du Secteur Général, à la fois pour étudier et pour enseigner.
— Une galaxie est très vaste, rétorqua O’Mara avec un manque d’enthousiasme évident. Mais essayez tout de même. Cependant, pour en revenir à votre patient, le plus gros problème est posé par ce que nous en ferons après sa guérison.
« Voyez-vous, professeur, ajouta-t-il, cette bestiole a été découverte dans certaines circonstances qui démontrent de façon indubitable qu’elle s’est rendue coupable d’un acte que toutes les espèces intelligentes connues considèrent comme un crime abominable. Entre autres fonctions, le corps des Moniteurs est chargé du maintien de l’ordre dans la Fédération et il est censé prendre des mesures contre de tels criminels qui doivent être jugés, puis réhabilités ou punis selon les cas. Mais comment juger équitablement cette créature alors que nous ignorons tout de la civilisation à laquelle elle appartient et de ses antécédents, d’éléments qui pourraient peut-être lui valoir des circonstances atténuantes? D’autre part, nous ne pouvons pas nous contenter de la laisser repartir …
— Pourquoi pas? demanda Conway. Qu’est-ce qui nous empêche de la renvoyer dans la direction d’où elle est venue avec un coup de pied judiciaire aux fesses?
— Et qu’est-ce qui nous empêche de la laisser mourir et nous éviter ainsi toutes ces complications? rétorqua O’Mara en souriant.
Conway ne répondit rien. O’Mara utilisait un argument déloyal et ils en avaient tous deux parfaitement conscience, mais ils savaient également que personne ne pourrait convaincre le service d’application des sanctions pénales du corps des Moniteurs que soigner un malade et punir un malfaiteur n’avaient pas la même importance dans l’ordre de la nature.
— Ce que j’attends de vous, conclut O’Mara, c’est que vous découvriez le maximum de choses sur le compte de ce patient de son origine, après son réveil et durant le traitement. Je sais à quel point vous avez le cœur tendre et je sais également que vous prendrez le parti de votre patient … que vous jouerez officieusement le rôle d’avocat de la défense. Eh bien, je ne serais pas mécontent si vous parveniez à obtenir des informations nous permettant de réunir un jury composé de ses pairs. C’est bien compris?
Conway hocha la tête.
O’Mara attendit exactement trois secondes, avant d’ajouter :
« Vous n’avez rien de mieux à faire que de vous vautrer dans ce fauteuil? …
Immédiatement après avoir quitté le bureau de O’Mara, Conway contacta le laboratoire de pathologie et demanda que le rapport sur le cas du EPLH lui fût envoyé avant l’heure du repas. Puis il invita les deux Ians GKNM à déjeuner et fit le nécessaire pour avoir ensuite un entretien avec Prilicla au sujet du malade. Une fois ces dispositions prises, il se sentit libre de commencer son tour de service.
Durant les deux heures qui suivirent, Conway n’eut pas le temps de penser à son nouveau patient. Il avait cinquante-trois malades sous sa responsabilité, ainsi que six stagiaires de divers niveaux et une équipe d’infirmières chargées de le seconder. Les patients et les membres du corps médical comportaient onze espèces physiologiques différentes. Pour effectuer l’examen de chaque espèce de patients extra-terrestres il existait des instruments et des méthodes appropriées et lorsque Conway était accompagné par un stagiaire dont les besoins en pression et en gravité différaient tant de ceux du patient à examiner que des siens, la visite de son service pouvait alors être une chose extrêmement compliquée.