Un grand nombre de ces rapports sortaient du cadre de sa spécialité : les copies d’informations envoyées par les hommes de Williamson sur des problèmes d’une nature purement sociologique. Il les lut dans l’espoir d’y trouver un rapport avec ses propres problèmes, ce qui se produisait souvent, mais la plupart du temps cela ne faisait qu’augmenter sa perplexité.
Des échantillons de sang, des biopsies, des spécimens de toutes sortes commençaient à affluer. Ils étaient immédiatement chargés à bord d’une navette (le corps des Moniteurs en avait à présent mis trois à leur disposition) et envoyés au diagnosticien en chef du service de pathologie du Secteur Général, les résultats des analyses étaient transmis par radio au Vespasien, puis dactylographiés et jetés sur le bureau de Conway. L’ordinateur principal du vaisseau, ou plutôt la section qui n’était pas utilisée comme relais traducteur, avait également été mis à sa disposition et, graduellement, une vague esquisse sembla émerger hors de cette marée de faits apparentés ou non. Mais c’était un schéma qui n’avait de sens pour personne, et encore moins pour Conway. Sa cinquième semaine de présence sur Etla tirait à sa fin et il n’avait toujours que très peu de résultats à communiquer à Lonvellin.
Cependant, Lonvellin ne le pressait pas. C’était un être extrêmement patient qui ignorait les contraintes du temps. Mais Conway se demandait parfois si la patience de Murchison serait aussi grande que celle du EPLH.
X
Conway sonna le commandant Stillman. L’officier entra d’une démarche chancelante et s’assit presque aussitôt. Il avait des yeux rougis et son uniforme habituellement impeccable était légèrement froissé. Ils échangèrent quelques bâillements, puis Conway prit la parole.
— Dans quelques jours je disposerai de toutes les données nécessaires pour guérir ce peuple, tant en matière d’approvisionnement que de distribution, annonça-t-il. La liste de tous les cas graves a été établie. Nous avons des informations sur l’âge et le sexe de chaque patient, ainsi que sur le lieu ou il réside. Tous les besoins en médicaments ont été évalués, mais avant de donner le feu vert et inonder ce monde de produits pharmaceutiques, je préfèrerais savoir exactement quelle est l’origine de la situation actuelle.
« Pour dire les choses franchement, je suis inquiet, ajouta-t-il. J’estime que nous aurions tort de recoller les morceaux de vases brisés avant d’avoir chassé l’éléphant hors du magasin de porcelaine.
Stillman hocha la tête, mais Conway ne put décider si c’était pour traduire son approbation ou simplement de la lassitude.
Sur une planète qui était un véritable bouillon de culture, on pouvait se demander pourquoi le taux de mortalité infantile était si peu élevé, de même que celui des décès dus à des complications ou à l’infection lors de l’accouchement. À quoi était due cette tendance très nette qui voulait que les enfants soient en bonne santé et les adultes chroniquement malades? Il fallait reconnaître qu’un grand nombre de nouveaux nés naissaient frappés de cécité ou physiquement affaiblis par des maladies héréditaires, mais ceux qui mouraient en bas âge formaient un pourcentage relativement peu élevé. Ils restaient difformes ou défigurés jusqu’à l’âge mûr, période à laquelle, statistiquement parlant, la plupart d’entre eux passaient de vie à trépas.
Ils avaient également à leur disposition des preuves d’un exhibitionnisme choquant de la part des Etliens. Ces derniers étaient exposés à des dermatoses répugnantes, à des maladies qui provoquaient graduellement la détérioration ou la difformité des membres, ou encore à certaines combinaisons des deux particulièrement horribles. Et leur mode vestimentaire ne faisait rien pour dissimuler de telles infirmités. Au contraire, Conway leur trouvait parfois une certaine ressemblance avec de jeunes garçons exhibant leurs genoux écorchés devant leurs petits camarades …
Conway prenait conscience qu’il pensait à haute voix lorsque Stillman l’interrompit brusquement.
— Vous faites erreur, professeur, dit-il sur un ton qui, pour cet homme, était plutôt cassant. Ces gens ne sont pas des masochistes. Quoi qui ait pu se produire ici, à l’origine, ils ont essayé de le combattre. Ils ont lutté pendant plus d’un siècle, pratiquement sans aide extérieure, et ils ont connu échec sur échec. Je suis même surpris que cette civilisation existe encore. D’autre part, s’ils portent un costume aussi réduit, c’est parce qu’ils croient que l’air pur et le soleil sont indiqués pour combattre les maux qui les affligent et, dans la plupart des cas, ils sont d’ailleurs dans le vrai.
« On leur inculque cette idée dès la prime enfance, ajouta Stillman dont la voix perdait graduellement de son agressivité. De même que leur haine des espèces différentes et le concept selon lequel le fait d’isoler les maladies infectieuses n’est pas nécessaire. Qu’il serait dangereux, en fait, étant donné qu’ils sont persuadés que les germes d’une maladie combattent les germes des autres, et qu’ils s’affaiblissent ainsi mutuellement …
À cette pensée, Stillman frissonna, puis sombra dans un profond mutisme.
— Je n’avais pas la moindre intention de critiquer nos patients, commandant, déclara Conway. Mais comme je ne trouve aucune explication raisonnable, mon esprit en élabore de stupides. Vous avez mentionné le peu de secours que les Etliens reçoivent de leur Empire et j’aimerais disposer de plus de détails à ce sujet, plus spécialement sur la façon dont cette aide est répartie. L’idéal serait naturellement de pouvoir poser cette question au Délégué Impérial d’Etla. Etes-vous parvenu à le trouver?
Stillman secoua la tête, avant de répondre sèchement :
— Cette aide n’arrive pas sous la même forme qu’un lot de colis alimentaires. Elle comprend des médicaments, naturellement, mais la majeure partie de ces secours est représentée par des ouvrages médicaux se rapportant à la situation locale. Nous venons juste de découvrir comment cette aide parvient au peuple … Tous les dix ans, un vaisseau de l’Empire se posait sur Etla et était accueilli par le Délégué Impérial, poursuivit Stillman. Et après avoir déchargé ses cales et avoir pris ce qui devait être des dépêches, il repartait après une brève escale de quelques heures. Apparemment, aucun citoyen de l’Empire ne désirait demeurer sur Etla plus longtemps que nécessaire, ce qui était d’ailleurs compréhensible. Puis le représentant de l’Empire, un personnage appelé Teltrenn, se chargeait de distribuer l’aide médicale.
Mais au lieu d’utiliser les organes d’information disponibles pour informer les autorités médicales locales des progrès effectués, et donner ainsi aux praticiens locaux le temps de s’accoutumer aux nouvelles théories et méthodes avant l’arrivée des médicaments, Teltrenn gardait pour lui toutes ces informations jusqu’au moment où il allait leur rendre personnellement visite. Il offrait alors tout cela comme un don personnel de leur glorieux Empereur, en prenant au passage sa part de gloire pour avoir servi d’intermédiaire. Et les données dont tous les médecins de la planète auraient pu disposer dans un délai inférieur à trois mois leur parvenaient une à une et mettaient pour cela jusqu’à six années …