— Je ne pense pas que ce sera très difficile, répondit Conway qui luttait pour garder les yeux ouverts. Je ne resterai dans chaque service que le temps strictement nécessaire pour apprendre quelques termes et phrases de base et les enseigner aux infirmières. Juste de quoi leur permettre de comprendre lorsqu’un chirurgien leur dit : « Scalpel » ou encore « Écartez-vous, votre respiration me chatouille la nuque … »
Les dernières paroles que Conway perçut nettement furent celles de O’Mara qui lui répondait :
— Raccrochez-vous à votre sens de l’humour, mon vieux, vous allez en avoir besoin …
Il s’éveilla dans une chambre qui était à la fois trop vaste et trop exiguë, étrangère de six manières différentes tout en étant en même temps très familière. Mais il ne se sentait pas reposé le moins du monde. Accroché au plafond par six pattes filiformes il y avait un petit, énorme, fragile, magnifique, répugnant insecte qui lui rappelait ses pires cauchemars : les cllels amphibies qu’il avait l’habitude de chasser au fond de son lac privé pour son petit déjeuner ; et maintes autres choses y compris un Cinrusskin absolument normal en tout point semblable à lui. L’être commençait à frissonner légèrement face aux radiations émotionnelles qu’émettait Conway. Tous ses égo savaient que les GLNO de Cinruss étaient des êtres empathiques.
Conway se fraya un chemin jusqu’à la surface du tourbillon de pensées, de souvenirs et d’impressions étrangères, et estima qu’il était temps de se mettre au travail. Il disposait de Prilicla pour tester son idée. Il commença à chercher et à extraire les souvenirs et l’expérience du GLNO qui partageait son esprit et plongea dans un écheveau de données étrangères en quête du type d’informations dont il se ne souvenait pas consciemment mais qu’il utilisait constamment : la connaissance de la langue Cinrusskin.
Non, pas la langue Cinrusskin, se reprit-il avec irritation, « sa » langue. Il devait penser, réagir, et écouter comme un GLNO. Il parvint graduellement à ce résultat …
Et ce n’était guère agréable.
Il était un Cinrusskin, un membre d’une race d’insectes fragiles vivant sous faible gravité et possédant des facultés empathiques. Il pouvait à présent accorder à certaines choses l’attention qu’elles méritaient : l’élégant exosquelette délicatement tacheté et l’éclat iridescent et plein de jeunesse des ailes pas entièrement atrophiées de Prilicla, de même que la façon dont ses mandibules frissonnaient d’inquiétude face à sa détresse. Car Conway appartenait maintenant à une race dotée de la faculté d’empathie. Tous les souvenirs et les expériences de sa vie de GLNO étaient ceux d’un empathique normalement heureux et sain, mais qui avait à présent perdu sa faculté d’empathie. Il pouvait naturellement voir Prilicla, mais il ne possédait plus le pouvoir qui lui aurait permis de partager ses émotions et qui aurait subtilement nuancé chacune de ses paroles, chacun de ses gestes et chacune de ses expressions. Tout ce qui faisait de chaque rencontre entre deux Cinrusskins une expérience apportant une joie sans mélange. Il pouvait se souvenir avoir eu des contacts empathiques, se souvenir en avoir eu toute sa vie, mais à présent il n’était guère plus qu’un sourd et muet.
Son cerveau humain n’avait pas cette faculté et en imprimant dans son esprit le souvenir de l’avoir autrefois possédée il ne pouvait pas dire qu’il avait fait une bonne affaire.
Prilicla émit une série de sons cliquetants et bourdonnants. Conway, qui ne s’était jamais adressé au GLNO autrement que par l’entremise du traducteur automatique qui filtrait toutes les intonations et les émotions, l’entendit dire :
— Je suis désolé.
Sa voix était emplie d’inquiétude et de pitié.
En réponse, Conway tenta de faire les doux trilles et cliquetis du nom du GLNO et dont la prononciation du mot Prilicla n’était qu’une approximation maladroite. À la cinquième tentative il parvint à émettre un son relativement proche de celui qu’il avait voulu produire.
— C’est très bien, ami Conway, approuva chaleureusement Prilicla. Je ne pensais pas que votre idée permettrait d’obtenir de pareils résultats. Pouvez-vous me comprendre?
Conway chercha les mots sons qu’il désirait trouver, puis se mit à les reproduire soigneusement.
— Merci, dit-il. Et oui.
Il tenta alors de construire des phrases plus compliquées, d’exprimer des termes techniques afin de traduire des détails médicaux et physiologiques. Il y parvint pour certains et échoua pour d’autres. C’était au mieux le plus primitif des charabias, mais il persévéra. Puis il fut brusquement interrompu dans ses efforts.
— Ici, O’Mara, annonça une voix qui jaillit de l’interphone de la chambre. Vous devez vous être réveillé, à présent, et je dois vous fournir les dernières informations sur la situation, professeur. L’attaque des forces Impériales se poursuit toujours, mais elle s’est un peu atténuée depuis que nous avons reçu en renforts des volontaires extraterrestres. Il y a des Melfiens, quelques Tralthiens supplémentaires et un bataillon d’Illensiens. Vous allez donc devoir vous occuper également de PVSJ qui respirent le chlore. À l’intérieur de l’hôpital …
Suivit une énumération détaillée des pertes et du personnel encore disponible réparti par espèces, emplacement et nombre, ainsi que d’autres données sur les problèmes particuliers qui se posaient à chaque section, et sur leur urgence.
« … a vous de décider par où commencer, ajouta O’Mara. Mais le plutôt sera le mieux. Cependant, au cas où vous vous sentiriez désorienté, je répète …
— Inutile, répondit Conway. J’ai passé le cap le plus difficile.
— Bien. Comment vous sentez-vous?
— C’est épouvantable, horrible, et très bizarre.
— Votre réaction est absolument normale, déclara sèchement O’Mara. Terminé.
Conway défit la sangle qui le retenait au lit et posa ses jambes sur le sol. Il se raidit immédiatement, incapable de se lever. Parmi tous les êtres qui habitaient son esprit nombreux étaient ceux qui étaient terrorisés par l’apesanteur. Leur réaction était instinctive et c’était pour cette raison qu’elle était si difficile à surmonter. Puis, durant un instant, il fut pris de panique comme il découvrait que ses pieds n’adhéraient pas au plafond comme ceux de Prilicla. Et lorsqu’il relâcha sa prise, sur le rebord du lit, il se rendit compte avec horreur qu’il s’était retenu avec un appendice livide et flasque, affreusement différent des contours nets et durs du manipulateur qu’il s’était attendu à voir. Il parvint cependant à traverser la chambre et à s’engager dans la coursive. Il la suivit sur une distance de cinquante mètres.
Puis quelqu’un l’arrêta.
Un infirmier en colère, vêtu de l’uniforme vert du corps des Moniteurs, voulait savoir pour quelle raison il avait quitté son lit et de quelle section il venait. Le langage utilisé par le militaire était haut en couleurs et plutôt insultant.
Conway prit alors conscience de son gros corps grossier et fragile, d’un rose répugnant. Un corps absolument parfait, insistait une partie de son esprit, bien qu’un peu trop maigre. Et cette monstruosité informe et chétive était ceinte, au point où prenaient naissance ses deux appendices inférieurs, par un morceau de tissu blanc qui n’avait apparemment aucune utilité. Ce corps lui semblait ridicule autant que totalement étranger.
Bon Dieu ! pensa O’Mara qui luttait pour se dégager d’un tourbillon d’impressions étrangères. J’ai oublié de m’habiller.
XXI
La première mesure que prit Conway fut d’installer un représentant de chaque espèce dans la salle des communications. Il avait rétabli un semblant d’ordre dans le réseau en postant à chaque interphone des Moniteurs chargés d’en interdire l’usage aux extra-terrestres … si les usagers en puissance n’insistaient pas trop et n’étaient pas trop musclés. Cela permettait désormais aux membres du personnel de type terrien de communiquer entre eux. Mais avec des extra-terrestres au central, on pouvait répondre et retransmettre les appels émanant d’êtres appartenant à d’autres catégories. Conway passa près de deux heures, plus de temps qu’il n’en avait perdu partout ailleurs, pour se mettre en rapport avec les standardistes extra-terrestres et établir une liste de synonymes qui leur permettraient de transmettre des messages simples, très simples. Il était accompagné par deux Moniteurs experts en linguistique et ce furent ces derniers qui lui suggérèrent de faire un enregistrement sur bande de sa pierre de Rosette heptalingue et d’en établir d’autres pouvant convenir aux situations particulières de chaque service.