Dix minutes plus tard, rien ne s’était encore produit.
— C’est un dur, fit remarquer Conway qui lui administra la dose maximale.
Presque aussitôt, dans la zone qui entourait le point d’injection, la peau s’obscurcit et perdit son aspect craquelé et parcheminé. Cette tache sombre s’élargit sous leurs yeux et un des tentacules se crispa légèrement.
— Que fait son esprit? demanda Conway.
— Aucun changement perceptible, mais son anxiété augmente depuis la dernière injection. Je détecte les émotions d’un esprit qui cherche à prendre une décision … qui prend une décision …
Prilicla se mit à trembler violemment, signe évident que les radiations émotionnelles du patient s’étaient amplifiées. Conway ouvrit la bouche pour poser une question lorsqu’un son aigu et déchirant ramena son attention sur le patient. Le EPLH s’enflait et tirait sur les sangles qui le retenaient. Deux des liens avaient cédé et il était parvenu à libérer un de ses tentacules. Celui terminé par la massue …
Dans une tentative désespérée, Conway plongea, et si son crâne ne fut pas fracassé, ce fut seulement avec une marge de quelques centimètres … Il sentit ce nec-plus-ultra des instruments contondants frôler ses cheveux. Mais le lieutenant eut moins de chance. Alors qu’elle arrivait au bout de sa trajectoire, la massue osseuse l’atteignit à l’épaule et le projeta de l’autre côté de la petite pièce avant tant de force qu’il rebondit presque contre la cloison. Prilicla, dont la couardise était le principal élément de conservation, grimpa contre la cloison à l’aide de ses pattes terminées par des ventouses et se réfugia au plafond : l’unique emplacement sûr de cette pièce.
De sa position, couché sur le sol, Conway entendit une autre sangle céder et vit deux nouveaux tentacules commencer à s’agiter. Il savait que dans quelques instants le patient se serait complètement libéré de ses liens et qu’il pourrait se déplacer à son gré dans la salle. Il se mit rapidement à genoux, se ramassa sur lui-même, puis plongea vers le EPLH devenu fou furieux. À la seconde où il enserrait ses bras avec force autour du corps de l’être, juste au-dessous de la base des tentacules, il fut presque assourdi par une série de rugissements rauques émis par l’orifice vocal qui se trouvait près de son oreille. Le traducteur automatique interpréta immédiatement ces sons :
— Au secours ! Au secours !
Simultanément, il vit le tentacule terminé par l’énorme gourdin osseux s’abaisser vers lui. Il entendit un bruit sec et un creux de huit centimètres apparut dans le sol, à l’endroit où il gisait quelques secondes plus tôt.
S’accrocher au patient, ainsi qu’il l’avait fait, aurait pu sembler être de la pure témérité, mais Conway avait essayé de garder la tête froide. Il savait qu’en se rivant au corps du EPLH juste au-dessous des tentacules frénétiques, il se trouvait à l’emplacement le moins dangereux de toute la pièce.
C’est alors qu’il vit le lieutenant …
Le Moniteur était adossé au mur, en partie allongé et en partie assis. Un de ses bras pendait librement à son côté et, de l’autre, il tenait son arme qu’il avait coincée entre ses genoux. L’un de ses yeux était clos en un clignement diabolique alors que, de l’autre, il suivait la ligne de mire, le long du canon. Conway lui hurla désespérément d’attendre, mais les sons émis par la créature couvrirent son cri. À présent, Conway attendait de voir l’éclair et de recevoir l’impact des balles explosives. Il était paralysé par la peur et ne parvenait pas à lâcher prise.
Tout pris fin brusquement. Le malade s’affaissa de côté puis fut agité de soubresauts et resta finalement immobile. Alors qu’il remettait l’arme inutilisée dans son étui, le lieutenant se releva avec peine. Conway, quant à lui, s’extirpa de sous la masse qui l’immobilisait et Prilicla descendit du plafond.
Conway s’adressa avec gêne au lieutenant.
— Heu, je suppose que vous n’avez pas pu tirer parce que je me trouvais dans la ligne de mire?
Le lieutenant secoua la tête.
— Je suis un bon tireur, professeur. J’aurais pu atteindre cette chose sans risquer de vous toucher. Mais elle n’arrêtait pas de crier : « Au secours », et c’est le genre de truc qui prive un homme de tous ses moyens …
III
Ce fut environ vingt minutes plus tard qu’ils notèrent la disparition de la tache sombre sur la peau. Prilicla avait entre temps envoyé le lieutenant dans un autre service afin que son humérus fractionné reçût les soins appropriés, et Conway et le GLNO avaient immobilisé le patient à l’aide de sangles plus solides. L’état du malade était à présent exactement le même qu’avant le début du traitement. Il semblait que la forte injection pratiquée par Conway n’ait eu qu’un effet temporaire, ce qui était décidément singulier. Pour ne pas dire absolument impossible.
Dès que Conway avait utilisé les capacités d’empathie de Prilicla sur ce cas, il avait eu la certitude que l’origine des troubles était d’ordre psychique. Il savait naturellement qu’un esprit gravement perturbé pouvait provoquer des dommages importants au corps qui l’abritait. Mais ces derniers se produisaient à un niveau purement physique et le système employé pour y remédier … le traitement mis au point et maintes fois testé par le service de pathologie … était également un fait indiscutable et tangible. Aucun esprit, quelle que fût sa puissance ou la gravité de ses troubles, n’aurait pu ignorer ou annuler un fait matériel. L’univers possédait malgré tout certaines lois immuables.
Pour autant que pouvait en juger Conway, il n’existait que deux explications plausibles. Soit les lois de la nature pouvaient être contournées par les Etres qui les avaient édictées, pour la simple raison qu’ils avaient prévu une clause leur accordant ce droit, soit quelqu’un (ou une certaine combinaison de circonstances ou de données mal interprétées) lui avait fait prendre des vessies pour des lanternes. Conway préférait de beaucoup la seconde hypothèse car il estimait la première bien trop renversante pour pourvoir être envisagée sérieusement. Il aurait désespérément voulu pouvoir penser à son patient sans mettre automatiquement à ce mot un P majuscule.
Toutefois, lorsqu’il quitta le service, il se rendit dans le bureau du capitaine Bryson, l’aumônier du corps des Moniteurs, et s’entretint longuement avec cet officier à titre semi-professionnel … Conway préférait mettre toutes les chances de son côté. Il alla ensuite voir le colonel Skempton, l’officier chargé du ravitaillement ainsi que de l’entretien et des communications. Il lui demanda de lui faire parvenir la copie complète du journal de bord du patient, puisqu’il ne disposait pour l’instant que des passages relatifs au meurtre, ainsi que toutes les données disponibles au sujet de ses origines. Puis il gagna le service AUGL pour faire une démonstration des techniques opératoires sur les espèces sous-marines. Avant le dîner, il disposait de deux heures qu’il passa dans le service de pathologie. Il découvrit ainsi un certain nombre de choses au sujet de l’immortalité de son patient.
Lorsqu’il regagna sa chambre, une pile de feuillets dactylographiés de près de cinq centimètres d’épaisseur était posée sur son bureau. Conway poussa un gémissement en pensant à ses six heures de repos et à la façon dont il allait les passer. Une idée s’imposait à lui : la façon dont il aurait « aimé » les passer, et cela fit apparaître dans son esprit l’image de cette infirmière à la compétence et à la beauté exceptionnelles qui répondait au nom de Murchison et avec laquelle il avait régulièrement eu des rendez-vous ces derniers temps. Cependant, Murchison était affectée au service maternité FGLI et leurs périodes de repos ne coïncideraient pas avant deux semaines.