Le Dr Prilicla appartenait à une de ces équipes de secours. Les GLNO étaient les êtres les plus fragiles de la Fédération et tous savaient que la couardise était une de leurs principales caractéristiques de survie. Mais Prilicla guidait sa fragile bulle pressurisée au-dessus des plaques déchiquetées et au sein des débris qui dérivaient autour de lui, à la recherche de la vie. Les êtres vivants irradiaient des émotions, même lorsqu’ils étaient inconscients, et le petit GLNO indiquait sans erreur possible qui était encore vivant et qui était déjà mort. Alors que des blessés se vidaient de leur sang à l’intérieur de leur scaphandre ou que leurs scaphandres eux-mêmes perdaient leur pression, cela permettait de diriger les équipes de secours la où elles pouvaient encore être utiles et l’action de Prilicla permettait de sauver un grand nombre, un très grand nombre, de vies. Mais pour un empathique, un être sensible aux émotions, c’était un travail infernal dans tous les sens horribles et douloureux du terme …
Le commandant O’Mara était omniprésent. Sans les conditions d’apesanteur régnant dans l’hôpital le psychologue en chef aurait dû se traîner d’un point à l’autre du Secteur Général, mais en l’absence de toute pesanteur son extrême fatigue le retardait uniquement dans la mesure où il calculait mal les distances et heurtait très souvent des portes et des gens. Mais lorsqu’il s’adressait à des patients ou à des infirmières de type terrien, ou encore à des Moniteurs, cette lassitude n’était jamais perceptible dans sa voix.
Sa simple présence avait un effet salutaire même sur les membres du personnel appartenant à d’autres espèces, bien que ces derniers ne pussent comprendre ses paroles. Ils se rappelaient de lui, à l’époque où ils avaient encore eu des traducteurs à leur disposition, et de sa capacité de leur tanner le cuir par quelques paroles mordantes.
Les extra-terrestres : les Tralthiens FGLI massifs et lourdeaux, les Melfriens ELNT semblables à des crabes, et les autres, étaient présents de partout. À certains niveaux, ils dirigeaient le personnel de type humain alors qu’à d’autres ils assistaient les infirmières et les infirmiers du corps des Moniteurs. Ils étaient épuisés, n’avaient aucun répit et, trop souvent, ils ne comprenaient pas ce qu’on leur disait. Mais à eux tous ils permettaient de sauver de nombreuses vies.
Si chaque fois qu’un missile atteignait l’hôpital ils perdaient un peu de terrain …
Le professeur Conway ne quittait pas le réfectoire. Il était en communication constante avec la plupart des autres niveaux, mais les coursives qui y conduisaient étaient dans un grand nombre de cas privées de toute atmosphère, ou obstruées par des débris, et tous estimaient préférable que le dernier professeur encore vivant de l’hôpital demeurât dans un lieu relativement sûr. Il devait s’occuper d’un grand nombre de blessés de type humain et les cas extra-terrestres les plus délicats, des blessés provenant des rangs des combattants ou du personnel soignant, lui étaient envoyés.
D’une certaine façon, il avait le service le plus grand et le plus complexe de tout l’hôpital. Etant donné que le personnel n’avait plus le temps de se réunir pour prendre ses repas, et que l’on envoyait directement de la nourriture préemballée à chaque service, la salle à manger principale avait été reconvertie. Des lits et un bloc opératoire avaient été fixés au sol, aux murs et au plafond de la grande salle et les patients qui appartenaient tous au personnel spatial n’étaient gênés ni par l’apesanteur ni par la vue des autres blessés qui flottaient quelques mètres au-dessus d’eux. C’était d’ailleurs une disposition pratique pour tous ceux qui pouvaient encore se parler.
Conway avait atteint un tel degré de fatigue qu’il ne pouvait plus ressentir son épuisement. Les petites détonations sourdes des missiles formaient un fond sonore monotone. Il savait que les explosions rognaient régulièrement les coques externes et internes, que c’était une érosion mortelle qui ouvrirait bientôt chaque coursive et chaque salle sur l’espace, mais son cerveau avait cessé de réagir. Lorsque les blessés arrivaient, il faisait le nécessaire, mais ces réactions étaient à présent les simples réflexes conditionnés d’un médecin. Il avait perdu la majeure partie de sa capacité de réflexion, de perception ou de mémoire, et lorsqu’il se souvenait, il n’avait aucun sens de l’écoulement du temps. Le dernier cas extra-terrestre, pour lequel il avait dû prendre quatre bandes physiologiques, se détachait de la routine moyenne sanglante et bruyante, tout comme d’admission des blessés du Vespasien. Mais Conway ignorait si cela s’était passé trois jours ou trois semaines plus tôt, ou encore lequel de ces épisodes venait en premier dans l’ordre chronologique.
Il se rappelait souvent l’arrivée des blessés du Vespasien. Il avait découpé le scaphandre en lambeaux du commandant Stillman puis il l’avait déshabillé avant de repousser les morceaux qui continuaient de flotter autour du lit. Stillman avait eu deux côtes brisées, un humérus fracturé et avait été victime d’une légère décompression qui affectait momentanément sa vision. Jusqu’au moment où l’injection avait fait effet, il n’avait cessé de demander des nouvelles du colonel.
Le colonel Williamson, quant à lui, demandait constamment des nouvelles de son équipage. Il se trouvait dans un plâtre qui le couvrait de la tête aux pieds, il souffrait très peu, et il avait immédiatement reconnu Conway. Il avait eu sous ses ordres un équipage très important et il devait connaître tous ses membres par leurs noms, ce qui n’était pas le cas de Conway.
— Stillman se trouve à trois lits sur votre droite, lui avait appris Conway, et les autres sont disséminés dans toute cette salle.
Les yeux de Williamson avaient suivi les rangées de blessés suspendus au-dessus de lui. Il n’avait rien pu déplacer d’autre.
— Je ne reconnais pas certains d’entre eux, avait-il dit.
En observant les contusions livides qui cernaient l’œil droit, la tempe et la mâchoire de Williamson, les points où son visage avait heurté l’intérieur de son casque, Conway avait hissé les commissures de ses lèvres en un semblant de sourire, pour répondre :
— Un certain nombre d’entre eux ne vous reconnaîtraient pas non plus.
Et il se rappelait du second TRLH …
Il était arrivé sanglé dans une civière pressurisée dont le générateur d’atmosphère avait été rempli de ce poison que ces êtres appelaient de l’air. À travers la double transparence de la cloison de la civière et du scaphandre du TRLH les blessures apparaissaient nettement … une large fracture de la carapace qui avait sectionné de nombreux vaisseaux sanguins. Il n’avait pas eu le temps d’aller chercher les bandes dont il s’était servi pour opérer le TRLH précédent, car le blessé se vidait de son sang. D’un signe de tête, Conway avait indiqué de fixer la civière dans la zone dégagée, au centre de la salle, puis il avait rapidement échangé les gants de son scaphandre contre ceux chirurgicaux. Depuis les lits suspendus au plafond, des yeux suivaient chacun de ses mouvements.
Il avait plongé ses mains dans le matériau flasque et transparent de la tente. Le film fin et résistant était aussitôt devenu élastique et avait cédé, sans perdre ses propriétés. Il adhérait aux gants non comme une seconde peau, mais en tout cas comme une seconde paire de gants. Avec prudence, afin de ne pas trop tendre le film qui séparait les deux atmosphères réciproquement empoisonnées, Conway avait ôté la combinaison du blessé et pris des instruments fixés à l’intérieur de la civière étanche.
Il était possible d’effectuer des tâches très compliquées à travers les parois d’une tente flexible. Deux PVSJ et un QCQL se trouvaient à quelques lits de là pour le prouver à Conway, mais les possibilités étaient limitées par les instruments et les médicaments disponibles à l’intérieur de la tente et par la légère entrave que le tissu apportait aux mouvements.