Conway bafouillait, tant il était impatient d’expliquer ce qui s’était passé. Il commença son récit par l’afflux de blessés dû à la collision entre le Vespasien et le transport de troupes ennemi. L’intérieur des deux vaisseaux ressemblait à un abattoir et, alors que tous savaient qu’il y avait autant d’ennemis que de Moniteurs parmi les blessés, il avait été impossible pour des raisons de temps et de personnel disponible de faire le moindre tri. Plus tard, lorsque les blessés les moins gravement atteints s’étaient mis à circuler à l’intérieur du service, pour converser ou aider à soigner leurs compagnons, il s’était avéré que la moitié des patients appartenaient à l’autre camp. Chose étrange, cela n’avait pas semblé affecter outre mesure les blessés et le personnel soignant avait été quant à lui bien trop occupé pour le remarquer. Et les plus valides avaient continué d’effectuer les tâches simples et pas toujours plaisantes qui permettaient de soulager leurs semblables, ces choses qu’il était tout simplement indispensables d’effectuer dans une salle au personnel si peu nombreux. Et ils avaient discuté …
Car les Moniteurs avaient appartenu à l’équipage du Vespasien. Comme ce vaisseau avait fait escale sur Etla, ces hommes possédaient à des degrés divers une certaine maîtrise de l’étlien. Or les Etliens parlaient une langue utilisée dans tout l’Empire … un langage qui était l’équivalent de l’universel employé dans la Fédération. Ils avaient longuement conversé entre eux et ils avaient entre autre appris, après la dissipation partielle de la prudence et de la méfiance initiales, que le transport de troupes ennemi avait eu à son bord certains officiers supérieurs. Un de ceux qui avaient survécu à la collision faisait partie de l’état major de la flotte Impériale qui assiégeait le Secteur Général …
« … Et durant ces derniers jours, mes patients n’ont parlé que d’une seule chose : des possibilités de paix, conclut Conway, à bout de souffle. Les pourparlers ont été naturellement menés à un niveau non officiel, mais je crois que le colonel Williamson et Héraltnor, ici présent, ont un grade suffisant pour leur donner un certain poids.
Héraltnor, l’officier ennemi, se tourna vers Williamson et s’adressa à lui en étlien, avec véhémence. Il inclina ensuite doucement le visage immobilisé par le plâtre du colonel afin que ce dernier pût voir le commandant de la flotte, puis il fixa Dermod à son tour, visiblement anxieux.
— Il n’est pas stupide, commandant, dit laborieusement Williamson. Il a entendu les explosions et vu sur les écrans que nos défenses ont été anéanties. Il dit que si ses hommes se posaient maintenant nous ne pourrions rien faire pour les en empêcher. C’est la stricte vérité, commandant, et vous le savez aussi bien que moi. Il ajoute que l’état major va certainement ordonner un débarquement et que ce n’est qu’une question d’heures, mais il désire cependant obtenir un cessez-le-feu, pas une reddition.
« Il ne désire pas que son camp remporte une victoire, conclut le colonel d’une voix faible. Il veut simplement l’interruption des combats. Il dit encore que certaines choses qu’il a apprises sur notre compte et sur celui de cette guerre devraient être tirées au clair …
— Il dit énormément de choses, rétorqua le commandant Dermod avec colère.
À en juger par son visage il semblait être soumis à une torture, comme s’il avait désespérément voulu espérer mais qu’il n’osait pas le faire.
« Et vous paraissez avoir énormément discuté entre vous ! ajouta-t-il. Pourquoi ne pas m’avoir tenu au courant?
— Ce sont moins les paroles que les actes qui comptent ! intervint Stillman d’un ton sec. Au début, ils ne croyaient pas un traître mot de ce que nous leur disions. Mais le Secteur Général ne ressemblait absolument pas à ce qu’ils s’étaient attendus à trouver. Cet endroit rappelait plus un hôpital qu’une salle de tortures. Ils savaient que les apparences sont parfois trompeuses et ils étaient très suspicieux, mais ils ont vu des médecins et des infirmières humains et extra-terrestres lutter côte à côte, avec la mort au-dessus de leurs têtes et ils ont surtout vu Conway. Les discussions ont été inutiles, tout au moins jusqu’à une période récente. C’est ce que nous avons fait qui a compté. Ce qu’il a fait !..
Conway sentait ses oreilles s’échauffer.
— Mais c’était exactement pareil dans chaque service de cet hôpital ! protesta-t-il.
— Laissez-moi terminer, professeur, dit respectueusement Stillman. Conway ne semblait jamais dormir. Il ne prenait jamais le temps de nous parler dès que nous étions hors de danger, mais il ne laissait jamais tomber les patients du service d’à-côté, bien que leurs cas soient désespérés. Et il a prouvé que pour deux d’entre eux tout espoir n’était pas perdu, et ils se trouvent à présent avec nous, dans le service principal. Quel que soit le camp auquel appartenait un blessé, il s’efforçait de le sauver avec le même acharnement …
— Stillman, l’interrompit sèchement Conway. Vous dramatisez les choses …
— … Cependant, ils hésitaient encore un peu, poursuivit Stillman sans tenir compte de cette interruption. Mais c’est le cas du TRLH qui a été décisif. Les TRLH sont des volontaires extra-terrestres du camp adverse et, habituellement, les sujets de l’Empire ne les tiennent pas en haute estime et, surtout en raison du fait que celui en question appartenait au camp adverse, ils s’attendaient à trouver les mêmes sentiments chez nous. Mais Conway a vraiment fait tout ce qu’il était matériellement possible de faire pour cet être et, lorsque la chute de pressurisation l’a contraint à interrompre l’intervention chirurgicale et que l’extra-terrestre est mort, tous ont pu voir sa réaction …
— Stillman ! cria Conway avec colère.
Mais Stillman n’entra pas dans les détails. Il resta silencieux pour observer avec anxiété Dermod. Tout le monde fixait Dermod, à l’exception de Conway qui regardait Héraltnor.
L’officier de l’Empire n’était guère imposant, pensa Conway. C’était un homme grisonnant, entre deux âges et très banal, avec un menton lourd et des cernes d’inquiétude autour des yeux. Comparé à l’uniforme vert impeccable et alourdi de décorations que portait Dermod, le pyjama blanc et informe fourni aux patients DBDG mettait Héraltnor en position d’infériorité. Alors que le silence régnait toujours dans la salle, Conway se demanda s’ils s’adresseraient un salut militaire ou s’ils se contenteraient de hocher la tête.
Mais ils trouvèrent mieux et se serrèrent la main.
Au début, il y eut naturellement une période de suspicion et de méfiance. Le commandant en chef des forces de l’Empire fut tout d’abord persuadé que Héraltnor avait été hypnotisé, mais lorsque la commission d’enquête composée d’officiers Impériaux se fut rendue au Secteur Général, après le cessez-le-feu, cette méfiance s’estompa rapidement. Pour Conway, l’unique chose qui s’estompait était sa crainte de voir de nouveaux services éventrés et ouverts sur l’espace. Lui et son équipe avaient toujours énormément de travail, bien que les techniciens et des médecins militaires de la flotte impériale eussent tout mis en œuvre pour remettre en état le Secteur Général. Alors qu’ils travaillaient, les premiers éléments du personnel soignant qui avaient été évacués commencèrent à revenir, tant des membres des services médicaux que d’entretien, et l’ordinateur traducteur fut remis en activité. Puis, cinq semaines et six jours après le début du cessez-le-feu, la flotte Impériale quitta le voisinage de l’hôpital. Les Impériaux laissaient leurs blessés derrière eux, pour la simple raison qu’il eût été impossible de mieux les soigner que là où ils se trouvaient, et aussi parce que la flotte aurait peut-être d’autres batailles à mener.