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Il arriva le soir à Paris, peu de temps avant la fermeture des portes, et il se logea dans une hôtellerie de la rue Saint-Jacques.

III – LES JEUNES COURTISANS

En venant à Paris, Mergy espérait être puissamment recommandé à l’amiral Coligny, et obtenir du service dans l’armée qui allait, disait-on, combattre en Flandre sous les ordres de ce grand capitaine. Il se flattait que des amis de son père, pour lesquels il apportait des lettres, appuieraient ses démarches et lui serviraient d’introducteurs à la cour de Charles et auprès de l’Amiral, qui avait aussi une espèce de cour. Mergy savait que son frère jouissait de quelque crédit, mais il était encore fort indécis s’il devait ou non le rechercher. L’abjuration de George de Mergy l’avait presque entièrement séparé de sa famille, pour laquelle il n’était guère plus qu’un étranger. Ce n’était pas le seul exemple d’une famille désunie par la différence des opinions religieuses. Depuis longtemps le père de George avait défendu que le nom de l’apostat fût prononcé en sa présence, et il avait appuyé sa rigueur par ce passage de l’Évangile: Si votre œil droit vous donne un sujet de scandale, arrachez-le. Bien que le jeune Bernard ne partageât pas, à beaucoup près, cette inflexibilité, cependant le changement de son frère lui paraissait une tache honteuse pour l’honneur de sa famille, et nécessairement les sentiments de tendresse fraternelle devaient avoir souffert de cette opinion.

Avant de prendre un parti sur la conduite qu’il devait tenir à son égard, avant même de rendre ses lettres de recommandation, il pensa qu’il fallait aviser aux moyens de remplir sa bourse vide, et, dans cette intention, il sortit de son hôtellerie pour aller chez un orfèvre du pont Saint-Michel, qui devait à sa famille une somme qu’il avait charge de réclamer.

À l’entrée du pont, il rencontra quelques jeunes gens vêtus avec beaucoup d’élégance, et qui, se tenant par le bras, barraient presque entièrement le passage étroit que laissaient sur le pont la multitude de boutiques et d’échoppes qui s’élevaient comme deux murs parallèles et dérobaient complètement la vue de la rivière aux passants. Derrière ces messieurs marchaient leurs laquais, chacun portant à la main, dans le fourreau, une de ces longues épées à deux tranchants que l’on appelait des duels, et un poignard dont la coquille était si large, qu’elle servait au besoin de bouclier. Sans doute le poids de ces armes paraissait trop lourd à ces jeunes gentilshommes, ou peut-être étaient-ils bien aisés de montrer à tout le monde qu’ils avaient des laquais richement habillés.

Ils semblaient en belle humeur, du moins à en juger par leurs éclats de rire continuels. Si une femme bien mise passait auprès d’eux, ils la saluaient avec un mélange de politesse et d’impertinence; tandis que plusieurs de ces étourdis prenaient plaisir à coudoyer rudement de graves bourgeois en manteaux noirs, qui se retiraient en murmurant tout bas mille imprécations contre l’insolence des gens de cour. Un seul de la troupe marchait la tête baissée, et semblait ne prendre aucune part à leurs divertissements.

– Dieu me damne! George, s’écria un de ces jeunes gens en le frappant sur l’épaule, tu deviens furieusement maussade. Il y a un gros quart d’heure que tu n’as ouvert la bouche. As-tu donc envie de te faire chartreux?

Le nom de George fit tressaillir Mergy, mais il n’entendit pas la réponse de la personne que l’on avait appelée de ce nom.

– Je gage cent pistoles, reprit le premier, qu’il est encore amoureux de quelque dragon de vertu. Pauvre ami! je te plains; c’est avoir du malheur que de rencontrer une cruelle à Paris.

– Va-t’en chez le magicien Rudbeck, dit un autre, il te donnera un philtre pour te faire aimer.

– Peut-être, dit un troisième, peut-être que notre ami le capitaine est amoureux d’une religieuse. Ces diables de huguenots, convertis ou non, en veulent aux épouses du bon Dieu.

Une voix, que Mergy reconnut à l’instant, répondit avec tristesse:

– Parbleu! je serais moins triste s’il ne s’agissait que d’amourettes; mais, ajouta-t-il plus bas, de Pons, que j’avais chargé d’une lettre pour mon père, est revenu, et m’a rapporté qu’il persistait à ne plus vouloir entendre parler de moi.

– Ton père est de la vieille roche, dit un des jeunes gens; c’est un de ces vieux huguenots qui voulurent prendre Amboise.

En cet instant, le capitaine George, ayant tourné la tête par hasard, aperçut Mergy. Poussant un cri de surprise, il s’élança vers lui les bras ouverts. Mergy n’hésita pas un instant; il lui tendit les bras et le serra contre son sein. Peut-être, si la rencontre eût été moins imprévue, eût-il essayé de s’armer d’indifférence; mais la surprise rendit à la nature tous ses droits. Dès ce moment ils se revirent comme des amis qui se retrouvent après un long voyage.

Après les embrassades et les premières questions, le capitaine George se tourna vers ses amis, dont quelques-uns s’étaient arrêtés à contempler cette scène.

– Messieurs, dit-il, vous voyez cette rencontre inattendue. Pardonnez-moi si je vous quitte pour aller entretenir un frère que je n’ai pas vu depuis plus de sept ans.

– Parbleu! nous n’entendons pas que tu nous quittes aujourd’hui. Le dîner est commandé, il faut que tu en sois.

Celui qui parlait ainsi le saisit en même temps par son manteau.

– Béville a raison, dit un autre, et nous ne te laisserons point aller.

– Eh, mordieu! reprit Béville, que ton frère vienne dîner avec nous. Au lieu d’un bon compagnon, nous en aurons deux.

– Excusez-moi, dit alors Mergy, mais j’ai plusieurs affaires à terminer aujourd’hui. J’ai des lettres à remettre…

– Vous les remettrez demain.

– Il est nécessaire qu’elles soient rendues aujourd’hui… et… ajouta Mergy en souriant et un peu honteux, je vous avouerai que je suis sans argent, et qu’il faut que j’en aille chercher.

– Ah! par ma foi, l’excuse est bonne! s’écrièrent-ils tous à la fois. Nous ne souffrirons pas que vous refusiez de dîner avec d’honnêtes chrétiens comme nous, pour aller emprunter à des juifs.

– Tenez, mon cher ami, dit Béville, en secouant avec affectation une longue bourse de soie passée dans sa ceinture, faites état de moi comme de votre trésorier. Le passe-dix [21] m’a bien traité depuis une quinzaine.

– Allons! allons! ne nous arrêtons pas et allons dîner au More, reprirent tous les jeunes gens.

Le capitaine regardait son frère encore indécis.

– Bah! tu auras bien le temps de remettre les lettres. Pour de l’argent, j’en ai; ainsi viens avec nous. Tu vas faire connaissance avec la vie de Paris.

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[21] Jeu qui se joue avec trois dés et auquel il s’agit de faire plus de dix points en un seul coup.