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Malgré sa lecture et son serment, ses rêves se ressentirent des aventures de la journée. Il rêva de rideaux de soie de pourpre, de vaisselle d’or; puis les tables étaient renversées, les épées brillaient et le sang coulait avec le vin. Puis la madone peinte s’animait; elle sortait de son cadre et dansait devant lui. Il cherchait à fixer ses traits dans sa mémoire, et alors seulement il s’apercevait qu’elle portait un masque noir. Mais ses yeux bleu foncé et ces deux lignes de peau blanche qui perçaient à travers les ouvertures du masque!… Les cordons du masque tombaient, une figure céleste apparaissait, mais sans contours fixes; c’était comme l’image d’une nymphe dans une eau troublée. Involontairement il baissait les yeux, bien vite il les relevait, et ne voyait plus que le terrible Comminges, une épée sanglante à la main.

Il se leva de bonne heure, fit porter chez son frère son léger bagage, et, refusant de visiter avec lui les curiosités de la ville, il se rendit seul à l’hôtel de Châtillon pour présenter à l’Amiral la lettre dont son père l’avait chargé.

Il trouva la cour de l’hôtel encombrée de valets et de chevaux, parmi lesquels il eut de la peine à se frayer un passage jusqu’à une vaste antichambre remplie d’écuyers et de pages, qui, bien qu’ils n’eussent d’autres armes que leurs épées, ne laissaient pas de former une garde imposante autour de l’Amiral. Un huissier en habit noir, jetant les yeux sur le collet de dentelle de Mergy et sur une chaîne d’or que son frère lui avait prêtée, ne fit aucune difficulté de l’introduire sur-le-champ dans la galerie où se trouvait son maître.

Des seigneurs, des gentilshommes, des ministres de l’Évangile, au nombre de plus de quarante personnes, tous debout, la tête découverte et dans une attitude respectueuse, entouraient l’Amiral. Il était très simplement vêtu et tout en noir. Sa taille était haute, mais un peu voûtée, et les fatigues de la guerre avaient imprimé sur son front chauve plus de rides que les années. Une longue barbe blanche tombait sur sa poitrine. Ses joues, naturellement creuses, le paraissaient encore davantage à cause d’une blessure dont la cicatrice enfoncée était à peine cachée par sa longue moustache; à la bataille de Moncontour, un coup de pistolet lui avait percé la joue et cassé plusieurs dents. L’expression de sa physionomie était plutôt triste que sévère, et l’on disait que depuis la mort du brave Dandelot [41] personne ne l’avait vu sourire. Il était debout, la main appuyée sur une table couverte de cartes et de plans, au milieu desquels s’élevait une énorme Bible in-quarto. Des cure-dents épars au milieu des cartes et des papiers rappelaient une habitude dont on le raillait souvent. Assis au bout de la table, un secrétaire paraissait fort occupé à écrire des lettres qu’il donnait ensuite à l’Amiral pour les signer.

À la vue de ce grand homme qui, pour ses coreligionnaires, était plus qu’un roi, car il réunissait en une seule personne le héros et le saint, Mergy se sentit frappé de tant de respect, qu’en l’abordant il mit involontairement un genou en terre. L’Amiral, surpris et fâché de cette marque extraordinaire de vénération, lui fit signe de se relever, et prit avec un peu d’humeur la lettre que le jeune enthousiaste lui remit. Il jeta un coup d’œil sur les armoiries du cachet.

– C’est de mon vieux camarade le baron de Mergy, dit-il, et vous lui ressemblez tellement, jeune homme, qu’il faut que vous soyez son fils.

– Monsieur, mon père aurait désiré que son grand âge lui eût permis de venir lui-même vous présenter ses respects.

– Messieurs, dit Coligny après avoir lu la lettre et se tournant vers les personnes qui l’entouraient, je vous présente le fils du baron de Mergy, qui a fait plus de deux cents lieues pour être des nôtres. Il paraît que nous ne manquerons pas de volontaires pour la Flandre. Messieurs, je vous demande votre amitié pour ce jeune homme; vous avez tous la plus haute estime pour son père.

Aussitôt Mergy reçut à la fois vingt accolades et autant d’offres de service.

– Avez-vous déjà fait la guerre, Bernard, mon ami? demanda l’Amiral. Avez-vous jamais entendu le bruit des arquebusades?

Mergy répondit en rougissant qu’il n’avait pas encore eu le bonheur de combattre pour la religion.

– Félicitez-vous plutôt, jeune homme, de n’avoir pas été forcé de répandre le sang de vos concitoyens, dit Coligny d’un ton grave; grâce à Dieu, ajouta-t-il avec un soupir, la guerre civile est terminée! la religion respire, et, plus heureux que nous, vous ne tirerez votre épée que contre les ennemis de votre roi et de votre patrie.

Puis, mettant la main sur l’épaule du jeune homme:

– J’en suis sûr, vous ne démentirez pas le sang dont vous sortez. Selon l’intention de votre père, vous servirez d’abord avec mes gentilshommes; et quand nous rencontrerons les Espagnols, prenez-leur un étendard, et aussitôt vous aurez une cornette dans mon régiment.

– Je vous jure, s’écria Mergy d’un ton résolu, qu’à la première rencontre je serai cornette, ou bien mon père n’aura plus de fils!

– Bien, mon brave garçon, tu parles comme parlait ton père.

Puis il appela son intendant.

– Voici mon intendant maître Samuel; et, si tu as besoin d’argent pour t’équiper, tu t’adresseras à lui.

L’intendant s’inclina devant Mergy, qui se hâta de faire ses remerciements et de refuser.

– Mon père et mon frère, dit-il, pourvoient amplement à mon entretien.

– Votre frère?… C’est le capitaine George Mergy qui, depuis les premières guerres, a abjuré sa religion?

Mergy baissa tristement la tête; ses lèvres remuèrent, mais on n’entendit pas sa réponse.

– C’est un brave soldat, continua l’Amiral; mais qu’est-ce que le courage sans la crainte de Dieu? Jeune homme, vous avez dans votre famille un modèle à suivre et un exemple à éviter.

– Je tâcherai d’imiter les actions glorieuses de mon frère… et non son changement.

– Allons, Bernard, venez me voir souvent, et faites état de moi comme d’un ami. Vous n’êtes pas ici en trop bon lieu pour les mœurs, mais j’espère vous en tirer bientôt pour vous mener là où il y aura de la gloire à gagner.

Mergy s’inclina respectueusement et se retira dans le cercle qui entourait l’Amiral.

– Messieurs, dit Coligny reprenant la conversation que l’arrivée de Mergy avait interrompue, je reçois de tous côtés de bonnes nouvelles. Les assassins de Rouen ont été punis…

– Ceux de Toulouse ne le sont point, dit un vieux ministre à la physionomie sombre et fanatique.

– Vous vous trompez, Monsieur. La nouvelle m’en est parvenue à l’instant. De plus, la chambre mi-partie [42] est déjà établie à Toulouse. Chaque jour Sa Majesté nous prouve que la justice est la même pour tous.

Le vieux ministre secoua la tête d’un air incrédule.

Un vieillard à barbe blanche, et vêtu de velours noir, s’écria:

– Sa justice est la même, oui! les Châtillon, les Montmorency et les Guise tous ensemble, Charles et sa digne mère voudraient les abattre tous d’un seul coup.

– Parlez plus respectueusement du roi, Mr de Bonissan, dit Coligny d’un ton sévère. Oublions, oublions enfin de vieilles rancunes. Que l’on ne dise pas que les catholiques pratiquent mieux que nous le divin précepte de l’oubli des injures.

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[41] Son frère.

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[42] Par le traité qui termina la troisième guerre civile, on avait établi dans plusieurs parlements des chambres de justice dont la moitié des conseillers professaient la religion calviniste. Ils devaient connaître des affaires entre catholiques et protestants.