Devant une table de chêne, noircie par la graisse et la fumée, était assis le capitaine des reîtres. C’était un grand et gros homme de cinquante ans environ, avec un nez aquilin, le teint fort enflammé, les cheveux grisonnants et rares, couvrant mal une large cicatrice qui commençait à l’oreille gauche, et qui venait se perdre dans son épaisse moustache. Il avait ôté sa cuirasse et son casque, et n’avait conservé qu’un pourpoint de cuir de Hongrie, noirci par le frottement de ses armes, et soigneusement rapiécé en plusieurs endroits. Son sabre et ses pistolets étaient déposés sur un banc à sa portée; seulement il conservait sur lui un large poignard, arme qu’un homme prudent ne quittait que pour se mettre au lit.
À sa gauche était assis un jeune homme, haut en couleur, grand, et assez bien fait. Son pourpoint était brodé, et dans tout son costume on remarquait un peu plus de recherche que dans celui de son compagnon. Ce n’était pourtant que le cornette du capitaine.
Deux jeunes femmes de vingt à vingt-cinq ans leur tenaient compagnie, assises à la même table. Il y avait un mélange de misère et de luxe dans leurs vêtements, qui n’avaient pas été faits pour elles, et que les chances de la guerre semblaient avoir mis entre leurs mains. L’une portait une espèce de corps en damas broché d’or, mais tout terni, avec une simple robe de toile. L’autre avait une robe de velours violet avec un chapeau d’homme, de feutre gris, orné d’une plume de coq. Toutes les deux étaient jolies; mais leurs regards hardis et la liberté de leurs discours se ressentaient de l’habitude qu’elles avaient de vivre avec les soldats. Elles avaient quitté l’Allemagne sans emploi bien réglé. La robe de velours était bohème; elle savait tirer les cartes et jouer de la mandoline. L’autre avait des connaissances en chirurgie, et semblait tenir une place distinguée dans l’estime du cornette.
Ces quatre personnes, chacune en face d’une grande bouteille et d’un verre, devisaient ensemble et buvaient en attendant que le dîner fut cuit.
La conversation languissait, comme entre gens affamés, quand un jeune homme d’une taille élevée, et assez élégamment vêtu, arrêta devant la porte de l’auberge le bon cheval alezan qu’il montait. Le trompette des reîtres se leva du banc sur lequel il était assis, et, s’avançant vers l’étranger, prit la bride du cheval. L’étranger se préparait à le remercier pour ce qu’il regardait comme un acte de politesse; mais il fut bientôt détrompé, car le trompette ouvrit la bouche du cheval, et considéra ses dents d’un œil de connaisseur: puis, reculant de quelques pas, et regardant les jambes et la croupe du noble animal, il secoua la tête de l’air d’un homme satisfait:
– Beau cheval, montsir [12], que vous montez là! dit-il en son jargon; et il ajouta quelques mots en allemand qui firent rire ses camarades, au milieu desquels il alla se rasseoir.
Cet examen sans cérémonie n’était pas du goût du voyageur; cependant il se contenta de jeter un regard de mépris sur le trompette, et mit pied à terre sans être aidé de personne.
L’hôte, qui sortit alors de sa maison, prit respectueusement la bride de ses mains, et lui dit à l’oreille, assez bas pour que les reîtres ne l’entendissent point:
– Dieu vous soit en aide, mon jeune gentilhomme! mais vous arrivez bien à la male heure; car la compagnie de ces parpaillots, à qui saint Christophe puisse tordre le cou! n’est guère agréable pour de bons chrétiens comme vous et moi.
Le jeune homme sourit amèrement.
– Ces messieurs, dit-il, sont des cavaliers protestants?
– Et des reîtres, par-dessus le marché, continua l’aubergiste. Que Notre-Dame les confonde! depuis une heure qu’ils sont ici, ils ont brisé la moitié de mes meubles. Ce sont tous des pillards impitoyables, comme leur chef, Mr de Châtillon, ce bel amiral de Satan.
– Pour une barbe grise comme vous, répondit le jeune homme, vous montrez peu de prudence. Si par aventure vous parliez à un protestant, il pourrait bien vous répondre par quelque bon horion [13].
Et, en disant ces paroles, il frappait sa boite de cuir blanc avec la houssine [14] dont il se servait à cheval.
– Comment!… quoi!… vous huguenot!… protestant! veux-je dire, s’écria l’aubergiste stupéfait.
Il recula d’un pas, et considéra l’étranger de la tête aux pieds, comme pour chercher dans son costume quelque signe d’après lequel il pût deviner à quelle religion il appartenait. Cet examen et la physionomie ouverte et riante du jeune homme le rassurant peu à peu, il reprit plus bas:
– Un protestant avec un habit de velours vert! un huguenot avec une fraise à l’espagnole! oh! cela n’est pas possible! Ah! mon jeune seigneur, tant de braverie [15] ne se voit pas chez les hérétiques. Sainte Marie! un pourpoint de fin velours, c’est trop beau pour ces crasseux-là!
La houssine siffla à l’instant, et, frappant le pauvre aubergiste sur la joue, fut pour lui comme la profession de foi de son interlocuteur.
– Insolent bavard! voilà pour t’apprendre à retenir ta langue. Allons, mène mon cheval à l’écurie, et qu’il ne manque de rien.
L’aubergiste baissa tristement la tête, et emmena le cheval sous une espèce de hangar, murmurant tout bas mille malédictions contre les hérétiques allemands et français; et si le jeune homme ne l’eût suivi pour voir comment son cheval serait traité, la pauvre bête eût sans doute été privée de son souper en qualité d’hérétique.
L’étranger entra dans la cuisine et salua les personnes qui s’y trouvaient rassemblées, en soulevant avec grâce le bord de son grand chapeau ombragé d’une plume jaune et noire. Le capitaine lui ayant rendu son salut, tous les deux se considérèrent quelque temps sans parler.
– Capitaine, dit le jeune étranger, je suis un gentilhomme protestant, et je me réjouis de rencontrer ici quelques-uns de mes frères en religion. Si vous l’avez pour agréable, nous souperons ensemble.
Le capitaine, que la tournure distinguée et l’élégance du costume de l’étranger avaient prévenu favorablement, lui répondit qu’il lui faisait honneur. Aussitôt mademoiselle Mila, la jeune bohème dont nous avons parlé, lui fit place sur son banc, à côté d’elle; et, comme elle était fort serviable de son naturel, elle lui donna même son verre, que le capitaine remplit à l’instant.
– Je m’appelle Dietrich Hornstein, dit le capitaine choquant son verre contre celui du jeune homme. Vous avez sans doute entendu parler du capitaine Dietrich Hornstein? C’est moi qui menai les Enfants-Perdus à la bataille de Dreux et puis à celle d’Arnay-le-Duc.
L’étranger comprit cette matière détournée de lui demander son nom; il répondit:
– J’ai le regret de ne pouvoir vous dire un nom aussi célèbre que le vôtre, capitaine; je veux parler du mien, car celui de mon père est bien connu dans nos guerres civiles. Je m’appelle Bernard de Mergy.
– À qui dites-vous ce nom-là! s’écria le capitaine en remplissant son verre jusqu’au bord. J’ai connu votre père, monsieur Bernard de Mergy; je l’ai connu depuis les premières guerres, comme l’on connaît un ami intime. À sa santé, monsieur Bernard.