Elle but, s’essuya la bouche et continua.
– Souricières, ratières, pièges, poison étaient inutiles. On avait fait venir de Bremen un bateau chargé de onze cents chats; mais rien n’y faisait. Pour mille qu’on en tuait, il en revenait dix mille, et plus affamés que les premiers. Bref, s’il n’était venu remède à ce fléau, pas un grain de blé ne fût resté dans Hameln, et tous les habitants seraient morts de faim.
«Voilà qu’un certain vendredi se présente devant le bourgmestre de la ville un grand homme, basané, sec, grands yeux, bouche fendue jusqu’aux oreilles, habillé d’un pourpoint rouge, avec un chapeau pointu, de grandes culottes garnies de rubans, des bas gris et des souliers avec des rosettes couleur de feu. Il avait un petit sac de peau au côté. Il me semble que je le vois encore.
Tous les yeux se tournèrent involontairement vers la muraille sur laquelle Mila fixait ses regards.
– Vous l’avez donc vu? demanda Mergy,
– Non pas moi, mais ma grand-mère; et elle se souvenait si bien de sa figure qu’elle aurait pu faire son portrait.
– Et que dit-il au bourgmestre?
– Il lui offrit, moyennant cent ducats, de délivrer la ville du fléau qui la désolait. Vous pensez bien que le bourgmestre et les bourgeois y topèrent d’abord. Aussitôt l’étranger tira de son sac une flûte de bronze; et, s’étant planté sur la place du marché, devant l’église, mais en lui tournant le dos, notez bien, il commença à jouer un air étrange, et tel que jamais flûteur allemand n’en a joué. Voilà qu’en entendant cet air, de tous les greniers, de tous les trous de murs, de dessous les chevrons et les tuiles des toits, rats et souris, par centaines, par milliers, accoururent à lui. L’étranger, toujours flûtant, s’achemina vers le Weser; et là, ayant tiré ses chausses, il entra dans l’eau suivi de tous les rats de Hameln, qui furent aussitôt noyés. Il n’en restait plus qu’un seul dans toute la ville, et vous allez voir pourquoi. Le magicien, car c’en était un, demanda à un traînard, qui n’était pas encore entré dans le Weser, pourquoi Klauss, le rat blanc, n’était pas encore venu.
«- Seigneur, répondit le rat, il est si vieux qu’il ne peut plus marcher.
«- Va donc le chercher toi-même, répondit le magicien.
«Et le rat de rebrousser chemin vers la ville, d’où il ne tarda pas à revenir avec un vieux gros rat blanc, si vieux, si vieux, qu’il ne pouvait pas se traîner. Les deux rats, le plus jeune tirant le vieux par la queue, entrèrent tous les deux dans le Weser, et se noyèrent comme leurs camarades. Ainsi la ville en fut purgée. Mais, quand l’étranger se présenta à l’hôtel de ville pour toucher la récompense promise, le bourgmestre et les bourgeois, réfléchissant qu’ils n’avaient plus rien à craindre des rats, et s’imaginant qu’ils auraient bon marché d’un homme sans protecteurs, n’eurent pas honte de lui offrir dix ducats, au lieu des cent qu’ils avaient promis. L’étranger réclama: on le renvoya bien loin. Il menaça alors de se faire payer plus cher s’ils ne maintenaient leur marché au pied de la lettre. Les bourgeois firent de grands éclats de rire à cette menace, et le mirent à la porte de l’hôtel de ville, l’appelant beau preneur de rats! injure que répétèrent les enfants de la ville en le suivant par les rues jusqu’à la Porte-Neuve. Le vendredi suivant, à l’heure de midi, l’étranger reparut sur la place du marché, mais cette fois avec un chapeau de couleur de pourpre, retroussé d’une façon toute bizarre. Il tira de son sac une flûte bien différente de la première et, dès qu’il eut commencé d’en jouer, tous les garçons de la ville, depuis six jusqu’à quinze ans, le suivirent et sortirent de la ville avec lui.
– Et les habitants de Hameln les laissèrent emmener? demandèrent à la fois Mergy et le capitaine.
– Ils les suivirent jusqu’à la montagne de Koppenberg, auprès d’une caverne qui est maintenant bouchée. Le joueur de flûte entra dans la caverne et tous les enfants avec lui. On entendit quelque temps le son de la flûte; il diminua peu à peu; enfin l’on n’entendit plus rien. Les enfants avaient disparu, et depuis lors on n’en eut jamais de nouvelles.
La bohémienne s’arrêta pour observer sur les traits de ses auditeurs l’effet produit par son récit.
Le reître qui avait été à Hameln prit la parole et dit:
– Cette histoire est si vraie que, lorsqu’on parle à Hameln de quelque événement extraordinaire, on dit: Cela est arrivé vingt ans, dix ans, après la sortie de nos enfants… le seigneur de Falkenstein pilla noire ville soixante ans après la sortie de nos enfants.
– Mais le plus curieux, dit Mila, c’est que dans le même temps parurent, bien loin de là, en Transylvanie, certains enfants qui parlaient bon allemand, et qui ne pouvaient dire d’où ils venaient. Ils se marièrent dans le pays, apprirent leur langue à leurs enfants, d’où il vient que jusqu’à ce jour on parle allemand en Transylvanie.
– Et ce sont les enfants de Hameln que le diable a transportés là? dit Mergy en souriant.
– J’atteste le ciel que cela est vrai! s’écria le capitaine, car j’ai été en Transylvanie, et je sais bien qu’on y parle allemand, tandis que tout autour on parle un baragouin infernal.
L’attestation du capitaine valait bien des preuves comme il y en a tant.
– Voulez-vous que je vous dise votre bonne aventure? demanda Mila à Mergy.
– Volontiers, répondit Mergy en passant son bras gauche autour de la taille de la bohémienne, tandis qu’il lui donnait sa main droite ouverte.
Mila la considéra pendant près de cinq minutes sans parler, et secouant la tête de temps en temps d’un air pensif.
– Eh bien! ma belle enfant, aurai-je pour ma maîtresse la femme que j’aime?
Mila lui donna une chiquenaude sur la main:
– Heur et malheur, dit-elle; des yeux bleus font du mal et du bien. Le pire, c’est que tu verseras ton propre sang.
Le capitaine et le cornette gardèrent le silence, paraissant tous les deux également frappés de la fin sinistre de cette prophétie.
L’aubergiste faisait de grands signes de croix à l’écart.
– Je croirai que tu es véritablement sorcière, dit Mergy, si tu peux me dire ce que je vais faire tout à l’heure.
– Tu m’embrasseras, murmura la bohémienne à son oreille.
– Elle est sorcière! s’écria Mergy en l’embrassant.
Il continua de s’entretenir tout bas avec la jolie devineresse, et leur bonne intelligence semblait s’accroître à chaque instant.
Trudchen prit une espèce de mandoline, qui avait à peu près toutes ses cordes, et préluda par une marche allemande. Alors, voyant autour d’elle un cercle de soldats, elle chanta dans sa langue une chanson de guerre, dont les reîtres entonnèrent le refrain à tue-tête. Le capitaine, excité par son exemple, se mit à chanter, d’une voix à faire casser tous les verres, une vieille chanson huguenote, dont la musique était au moins aussi barbare que les paroles.