Tous les reîtres, échauffés par le vin, commencèrent à chanter chacun un air différent. Les plats et les bouteilles couvrirent le plancher de leurs débris; la cuisine retentit de jurements, d’éclats de rire et de chansons bachiques. Bientôt cependant, le sommeil, favorisé par les fumées du vin d’Orléans, fît sentir son pouvoir à la plupart des acteurs de cette scène de bacchanale. Les soldats se couchèrent sur des bancs; le cornette, après avoir posé deux sentinelles à la porte, se traîna en chancelant vers son lit; le capitaine, qui avait observé encore le sentiment de la ligne droite, monta sans louvoyer l’escalier qui conduisait à la chambre de l’hôte, qu’il avait choisie comme la meilleure de l’auberge.
Et Mergy et la bohémienne? Avant la chanson du capitaine, ils avaient disparu l’un et l’autre.
II – LE LENDEMAIN D’UNE FÊTE
Il était grand jour depuis longtemps quand Mergy s’éveilla, la tête encore un peu troublée par les souvenirs de la soirée précédente. Ses habits étaient étendus pêle-mêle dans la chambre, et sa valise était ouverte à terre. Se levant sur son séant, il considéra quelque temps cette scène de désordre en se frottant la tête, comme pour rappeler ses idées. Ses traits exprimaient à la fois la fatigue, l’étonnement et l’inquiétude.
Un pas lourd se fit entendre sur l’escalier de pierre qui conduisait à sa chambre. La porte s’ouvrit sans que l’on eût daigné frapper, et l’aubergiste entra avec une mine encore plus renfrognée que la veille; mais il était facile de lire dans ses regards une expression d’impertinence qui avait remplacé celle de la peur.
Il jeta un coup d’œil sur la chambre, et se signa comme saisi d’horreur à la vue de tant de confusion.
– Ah! ah! mon jeune gentilhomme, s’écria-t-il, encore au lit? Ça, levons-nous, car nous allons avoir nos comptes à régler.
Mergy, bâillant d’une manière effrayante, mit une jambe hors du lit.
– Pourquoi tout ce désordre? pourquoi ma valise est-elle ouverte? demanda-t-il d’un ton au moins aussi mécontent que celui de l’hôte.
– Pourquoi, pourquoi? répondit celui-ci; qu’en sais-je? Je me soucie bien de votre valise. Vous avez mis ma maison dans un bien plus grand désordre. Mais, par saint Eustache, mon bon patron, vous me le payerez.
Comme il parlait, Mergy passait son haut-de-chausses d’écarlate, et, par le mouvement qu’il faisait, sa bourse tomba de sa poche ouverte. Il faut que le son qu’elle rendit lui parût autre qu’il ne s’y attendait, car il la ramassa sur-le-champ avec inquiétude et l’ouvrit.
– On m’a volé! s’écria-t-il en se tournant vers l’aubergiste.
Au lieu de vingt écus d’or que contenait sa bourse, il n’en trouvait que deux.
Maître Eustache haussa les épaules et sourit d’un air de mépris.
– On m’a volé! répéta Mergy en nouant sa ceinture à la hâte. J’avais vingt écus d’or dans cette bourse, et je prétends les ravoir: c’est dans votre maison qu’ils m’ont été pris.
– Par ma barbe! j’en suis bien aise, s’écria insolemment l’aubergiste; cela vous apprendra à vous anger de sorcières et de voleuses. Mais, ajouta-t-il plus bas, qui se ressemble s’assemble. Tout ce bon gibier de Grève, hérétiques, sorciers et voleurs, se hantent et frayent ensemble.
– Que dis-tu, maraud? s’écria Mergy, d’autant plus en colère qu’il sentait intérieurement la vérité du reproche; et, comme tout homme dans son tort, il saisissait aux cheveux l’occasion d’une querelle.
– Je dis, répliqua l’aubergiste en élevant la voix et mettant le poing sur la hanche, je dis que vous avez tout cassé dans ma maison, et je prétends que vous me payiez jusqu’au dernier sou.
– Je payerai mon écot et pas un liard de plus. Où est le capitaine Corn… Hornstein?
– On m’a bu, continua maître Eustache, criant toujours plus haut, on m’a bu plus de deux cents bouteilles de bon vieux vin, mais vous m’en répondrez.
Mergy avait fini de s’habiller tout à fait.
– Où est le capitaine? cria-t-il d’une voix tonnante.
– Il est parti il y a plus de deux heures, et puisse-t-il aller au diable ainsi que tous les huguenots en attendant que nous les brûlions tous!
Un vigoureux soufflet fut la seule réponse que Mergy put trouver dans le moment.
La surprise et la force du coup firent reculer l’aubergiste de deux pas. Le manche de corne d’un grand couteau sortait d’une poche de sa culotte; il y porta la main. Sans doute quelque grand malheur serait arrivé s’il eût cédé au premier mouvement de sa colère. Mais la prudence arrêta l’effet de son courroux en lui faisant remarquer que Mergy étendait la main vers le chevet de son lit, d’où pendait une longue épée. Il renonça aussitôt à un combat inégal, et descendit précipitamment l’escalier en criant à tue-tête:
– Au meurtre! au feu!
Maître du champ de bataille, mais fort inquiet des suites de sa victoire, Mergy boucla son ceinturon, y passa ses pistolets, ferma sa valise, et, la tenant à la main, il résolut d’aller porter sa plainte au juge le plus proche. Il ouvrit sa porte, et il mettait le pied sur la première marche de l’escalier, quand une troupe ennemie se présenta inopinément à sa rencontre.
L’hôte marchait le premier, une vieille hallebarde à la main; trois marmitons, armés de broches et de bâtons, le suivaient de près; un voisin, avec une arquebuse rouillée, formait l’arrière-garde. De part et d’autre on ne s’attendait pas à se rencontrer si tôt. Cinq ou six marches seulement séparaient les deux partis ennemis.
Mergy laissa tomber sa valise et saisit un de ses pistolets. Ce mouvement hostile fit voir à maître Eustache et à ses acolytes combien leur ordre de bataille était vicieux. Ainsi que les Perses à la bataille de Salamine, ils avaient négligé de choisir une position où leur nombre pût se déployer avec avantage. Le seul de leur troupe qui portât une arme à feu ne pouvait s’en servir sans blesser ses compagnons qui le précédaient; tandis que les pistolets du huguenot, enfilant toute la longueur de l’escalier, semblaient devoir les renverser tous du même coup. Le petit claquement que fit le chien du pistolet quand Mergy l’arma retentit à leurs oreilles, et leur parut presque aussi effrayant qu’aurait été l’explosion même de l’arme. D’un mouvement spontané la colonne ennemie fit volte-face et courut chercher dans la cuisine un champ de bataille plus vaste et plus avantageux. Dans le désordre inséparable d’une retraite précipitée, l’hôte, voulant tourner sa hallebarde, l’embarrassa dans ses jambes et tomba. En ennemi généreux, dédaignant de faire usage de ses armes, Mergy se contenta de lancer sur les fugitifs sa valise, qui, tombant sur eux comme un quartier de roc, et accélérant son mouvement à chaque marche, acheva la déroute. L’escalier demeura vide d’ennemis, et la hallebarde rompue restait pour trophée.
Mergy descendit rapidement dans la cuisine, où déjà l’ennemi s’était reformé sur une seule ligne. Le porteur d’arquebuse avait son arme haute et soufflait sa mèche allumée. L’hôte, tout couvert de sang, car son nez avait été violemment meurtri dans sa chute, se tenait derrière ses amis, tel que Ménélas blessé derrière les rangs des Grecs. Au lieu de Machaon ou de Podalire, sa femme, les cheveux en désordre et sa coiffe dénouée, lui essuyait la figure avec une serviette sale.