Il n’appartient pas à un faiseur de contes comme moi de donner dans ce volume le précis des événement historiques de l’année 1572; mais, puisque j’ai parlé de la Saint-Barthélémy, je ne puis m’empêcher de présenter ici quelques idées qui me sont venues à l’esprit en lisant cette sanglante page de notre histoire.
A-t-on bien compris les causes qui ont amené ce massacre? A-t-il été longuement médité, ou bien est-il le résultat d’une détermination soudaine ou même du hasard?
À toutes ces questions, aucun historien ne me donne de réponse satisfaisante.
Ils admettent comme preuves des bruits de ville et de prétendues conversations, qui ont bien peu de poids quand il s’agit de décider un point historique de cette importance.
Les uns font de Charles IX un prodige de dissimulation; les autres le représentent comme un bourru, fantasque et impatient. Si, longtemps avant le 24 août, il éclate en menaces contre les protestants… preuve qu’il méditait leur ruine de longue main; s’il les caresse… preuve qu’il dissimulait.
Je ne veux citer que certaine histoire qui se trouve rapportée partout, et qui prouve avec quelle légèreté on admet tous les bruits les moins probables.
Environ un an avant la Saint-Barthélémy, on avait déjà fait, dit-on, un plan de massacre. Voici ce plan: on devait bâtir au Pré-aux-Clercs une tour en bois; on aurait placé dedans le duc de Guise avec des gentilshommes et des soldats catholiques, et l’Amiral avec les protestants aurait simulé une attaque, comme pour donner au roi le spectacle d’un siège. Cette espèce de tournoi une fois engagé, à un signal convenu, les catholiques auraient chargé leurs armes et tué leurs ennemis, surpris avant qu’ils eussent le temps de se mettre en défense. On ajoute, pour embellir l’histoire, qu’un favori de Charles IX, nommé Lignerolles, aurait indiscrètement dévoilé toute la trame en disant au roi, qui maltraitait de paroles des seigneurs protestants: Ah! sire, attendez encore. Nous avons un fort qui nous vengera de tous les hérétiques. Notez, s’il vous plaît, que pas une planche de ce fort n’était encore debout. Sur quoi, le roi prit soin de faire assassiner ce babillard. Ce projet était, dit-on, de l’invention du chancelier Birague, à qui l’on prête cependant ce mot, qui annonce des intentions bien différentes: que, pour délivrer le roi de ses ennemis, il ne demandait que quelques cuisiniers. Ce dernier moyen était bien plus praticable que l’autre, que son extravagance rendait à peu près impossible. En effet, comment les soupçons des protestants n’auraient-ils pas été réveillés par les préparatifs de cette petite guerre, où les deux partis, naguère ennemis, auraient été ainsi mis aux prises? Ensuite, pour avoir bon marché des huguenots, c’était un mauvais moyen que de les réunir en troupe et de les armer. Il est évident que, si l’on eût comploté alors de les faire tous périr, il valait bien mieux les assaillir isolés et désarmés.
Pour moi, je suis fermement convaincu que le massacre n’a pas été prémédité, et je ne puis concevoir que l’opinion contraire ait été adoptée par des auteurs qui s’accordent en même temps pour représente Catherine comme une femme très méchante, il est vrai, mais comme une des têtes les plus profondément politiques de son siècle.
Laissons de côté la morale pour un moment, et examinons ce plan prétendu sous le point de vue de l’utilité. Or, je soutiens qu’il n’était pas utile à la cour, et de plus qu’il a été exécuté avec tant de maladresse, qu’il faut supposer que ceux qui l’ont projeté étaient les plus extravagants des hommes.
Que l’on examine si l’autorité du roi devait gagner ou perdre à cette exécution, et si son intérêt était de la souffrir.
La France était divisée en trois grands partis: celui des protestants, dont l’Amiral était le chef depuis la mort du prince de Condé; celui du roi, le plus, faible, et celui des Guises ou des ultra-royalistes du temps.
Il est évident que le roi, ayant également à craindre des Guises et des protestants, devait chercher à conserver son autorité en tenant ces deux factions aux prises. En écraser une, c’était se mettre à la merci de l’autre.
Le système de bascule était dès lors assez connu et pratiqué. C’est Louis XI qui a dit: Diviser pour régner.
Maintenant examinons si Charles IX était dévot; car une dévotion excessive aurait pu lui suggérer une mesure opposée à ses intérêts. Mais tout annonce au contraire que, s’il n’était pas un esprit fort, il n’était pas non plus un fanatique. D’ailleurs sa mère, qui le dirigeait, n’aurait jamais hésité à sacrifier ses scrupules religieux, si toutefois elle en avait, à son amour pour le pouvoir [4].
Mais supposons que Charles ou sa mère, ou, si l’on veut, son gouvernement, eussent, contre toutes les règles de la politique, résolu de détruire les protestants en France, cette résolution une fois prise, il est probable qu’ils auraient médité mûrement les moyens les plus propres à en assurer la réussite. Or ce qui vient d’abord à l’esprit comme le parti le plus sûr, c’est que le massacre ait lieu dans toutes les villes du royaume à la fois, afin que les réformés, attaqués partout par des forces supérieures [5], ne puissent se défendre nulle part. Un seul jour aurait suffi pour les détruire. C’est ainsi qu’Assuerus avait conçu le massacre des Juifs.
Cependant nous lisons que les premiers ordres du roi pour massacrer les protestants sont datés du 28 août, c’est-à-dire quatre jours après la Saint-Barthélémy, et lorsque la nouvelle de cette grande boucherie avait dû précéder les dépêches du roi et donner l’alarme à tous ceux de la religion.
Il eût été surtout nécessaire de s’emparer des places de sûreté des protestants. Tant qu’elles restaient en leur pouvoir, l’autorité royale n’était pas assurée. Ainsi, dans l’hypothèse d’un complot des catholiques, il est manifeste qu’une des plus importantes mesures aurait été de s’emparer de la Rochelle le 24 août, et d’avoir en même temps une armée dans le midi de la France, afin d’empêcher toute réunion des réformés.
Rien de tout cela ne fut fait.
Je ne puis admettre que les mêmes hommes aient pu concevoir un crime, dont les suites devaient être si importantes, et l’exécuter si mal. Les mesures furent si mal prises en effet, que, quelques mois après la Saint-Barthélémy, la guerre éclata derechef, que les réformés en eurent certainement toute la gloire, et qu’ils en retirèrent même des avantages nouveaux [6].
Enfin l’assassinat de Coligny, qui eut lieu deux jours avant la Saint-Barthélémy, n’achève-t-il pas de réfuter la supposition d’un complot? Pourquoi tuer le chef avant le massacre général? N’était-ce point le moyen d’effrayer les huguenots et de les obliger à se mettre sur leurs gardes?
Je sais que quelques auteurs attribuent au duc de Guise seul l’attentat commis sur la personne de l’amiral; mais, outre que l’opinion publique accusa le roi de ce crime [7], et que l’assassin en fut récompensé par le roi, je tirerais encore de ce fait un argument contre la conspiration. En effet, si elle eût existé, le duc de Guise devait nécessairement y prendre part; et alors pourquoi ne pas retarder de deux jours sa vengeance de famille, afin de la rendre certaine? pourquoi compromettre ainsi la réussite de toute l’entreprise, seulement sur l’espoir d’avancer de deux jours la mort de son ennemi?
[4] On a cité comme un trait de dissimulation profonde, un mot de Charles IX, qui ne me parait au contraire qu’une boutade grossière d’un homme fort indifférent en matière de religion. Le pape faisait des difficultés pour donner les dispenses nécessaires au mariage de Marguerite de Valois, sœur de Charles IX, avec Henri IV; alors protestant: «Si le saint-père refuse, dit le roi, je prendrai ma sœur Margoton sous le bras, et j’irai la marier en plein prêche».
[5] La population de la France était d’à peu près vingt millions d’âmes. On estime que lors des secondes guerres civiles les protestants n’étaient pas plus d’un million cinq cent mille; mais ils avaient proportionnellement plus de richesses, plus de soldats et plus de généraux.