— J’aime ce que tu sens, murmura-t-elle.
Elle enfouit son front contre sa poitrine et se serra contre lui. Elle n’avait pas couché avec quelqu’un depuis des mois et des mois, presque un an et c’était bon de le sentir si près. Même un Ghayrog, se dit-elle. Même un Ghayrog. Juste pour avoir le contact et la proximité. C’est tellement bon.
Il la toucha.
Elle ne s’était pas attendue à cela. Toute la nature de leurs relations était qu’elle s’occupait de lui et qu’il acceptait passivement ses services. Mais soudain sa main – froide, striée, squameuse et lisse – passa sur son corps, effleurant ses seins, descendant le long de son ventre et s’arrêtant à ses cuisses. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Vismaan était-il en train de lui faire l’amour ? Elle pensa à son corps asexué, comme une machine. Il continua à la caresser. Comme c’est étrange, songea-t-elle. Même pour Thesme, se dit-elle, c’est une chose extrêmement étrange. Il n’est pas humain. Et je… Et je suis très seule… Et je suis très soûle…
— Oui, s’il te plaît, fit-elle doucement. S’il te plaît.
Elle espérait seulement qu’il allait continuer à la caresser. Mais il glissa un bras autour de ses épaules et la souleva aisément, doucement, la faisant rouler sur lui et descendre, et elle sentit contre sa cuisse la raideur caractéristique d’un membre viril en érection. Comment ? Portait-il un pénis caché quelque part sous ses écailles et qu’il faisait sortir quand il en avait besoin ? Et allait-il… Oui.
Il semblait savoir ce qu’il fallait faire. Encore qu’il vînt d’une autre planète et qu’il eût été incertain lors de leur première rencontre du sexe de Thesme, il comprenait manifestement la théorie de l’amour humain. Pendant un instant, quand elle sentit qu’il pénétrait en elle, elle fut submergée par la terreur, le dégoût et la répulsion, se demandant s’il allait lui faire mal et s’il serait douloureux de le recevoir et se disant que c’était grotesque et monstrueux, cet accouplement d’un humain et d’un Ghayrog, quelque chose qui, selon toute vraisemblance, ne s’était jamais produit dans l’histoire de l’univers. Elle avait envie de se dégager et de s’enfoncer en courant dans la nuit. Mais elle était trop étourdie et trop soûle et elle avait l’esprit trop embrouillé pour bouger ; puis elle se rendit compte qu’il ne lui faisait pas mal du tout et qu’il allait et venait en elle comme un mécanisme lent et bien huilé et que des ondes de plaisir se propageaient depuis ses reins et la faisaient trembler, haleter, sangloter et se presser contre la carapace dure et lisse…
Elle laissa les choses se faire et poussa un cri aigu quand vint le meilleur moment ; puis elle se pelotonna contre sa poitrine, frissonnant, poussant de petits gémissements et retrouvant lentement son calme. Elle était dégrisée. Elle savait ce qu’elle avait fait, et cela la stupéfiait, mais plus encore, cela l’amusait. Qu’en dis-tu, Narabal ? Le Ghayrog est mon amant ! Et le plaisir avait été si intense et si extrême. Mais lui, avait-il eu du plaisir ? Elle n’osait pas lui demander. Comment pouvait-on savoir si un Ghayrog avait un orgasme ? D’ailleurs, en avaient-ils ? Ce concept signifierait-il quelque chose pour lui ? Elle se demanda s’il avait déjà fait l’amour à des femmes de l’espèce humaine. Elle n’osait pas le lui demander non plus. Il s’était montré si capable – pas exactement habile mais indiscutablement très sûr de ce qu’il fallait faire, et il l’avait fait avec une plus grande compétence que bien des hommes qu’elle avait connus, mais elle ne savait pas si c’était parce qu’il avait déjà eu des expériences avec des humains ou simplement parce que son esprit froid et lucide pouvait aisément évaluer les nécessités anatomiques et elle doutait de le savoir un jour.
Il ne dit rien. Elle l’étreignit et sombra dans le sommeil le plus profond qu’elle eût connu depuis plusieurs semaines.
6
Le lendemain matin, elle se sentit bizarre mais pas repentante. Ils ne parlèrent pas de ce qui s’était passé entre eux cette nuit-là. Il joua avec ses cubes ; elle sortit à l’aube pour aller nager et calmer les élancements de sa tête, enleva une partie des reliefs de leur festin et prépara leur petit déjeuner, puis elle fit une longue promenade vers le nord, jusqu’à une petite caverne moussue où elle resta assise la majeure partie de la matinée, recréant en esprit la texture du corps de Vismaan contre le sien, le contact de sa main sur ses cuisses et le violent frisson de plaisir qui l’avait parcourue. Elle ne pouvait pas dire qu’elle lui trouvait quoi que ce fût d’attirant. La langue fourchue, des cheveux comme des serpents vivants, le corps couvert d’écailles – non, non, il était certain que ce qui s’était passé la nuit précédente n’avait absolument rien à voir avec une attirance physique. Alors pourquoi était-ce arrivé ? Le vin et les thokkas, se dit-elle, et sa solitude, et son empressement à se rebeller contre les valeurs conventionnelles des citoyens de Narabal. Se donner à un Ghayrog était la plus belle manière qu’elle pût trouver de braver tout ce à quoi ces gens croyaient. Mais un tel acte de bravade était, bien entendu, dénué de sens s’ils ne le découvraient pas. Elle résolut d’emmener Vismaan à Narabal avec elle dès qu’il serait en état de faire le voyage.
Après cela ils partagèrent toutes les nuits le lit de Thesme. Il semblait absurde de faire autrement. Mais ils ne firent pas l’amour la seconde nuit, ni la troisième, ni la quatrième ; ils restaient allongés côte à côte sans se toucher, sans parler. Thesme se serait volontiers abandonnée s’il avait tendu la main vers elle, mais il ne le fit pas. Elle ne voulut pas non plus prendre l’initiative. Le silence qui pesait entre eux devint embarrassant pour elle, mais elle avait peur de le rompre, crainte d’entendre des choses qu’elle ne voulait pas entendre – qu’il n’avait pas aimé l’amour qu’ils avaient fait ou qu’il considérait ce genre d’acte comme obscène et contre nature et qu’il ne l’avait accompli cette fois-là que parce qu’elle semblait si insistante ou bien qu’il avait conscience qu’elle n’éprouvait pour lui aucun désir véritable mais se servait simplement de lui pour marquer un point dans la guerre qu’elle menait contre les conventions. À la fin de la semaine, troublée par la tension accumulée de tant d’incertitudes inexprimées, Thesme se hasarda à rouler contre lui quand elle se mit au lit, prenant soin de faire comme si c’était fortuit, et il l’enlaça tranquillement et de bon cœur et la prit dans ses bras sans hésitation. Après cela, ils firent l’amour certaines nuits et d’autres pas, et c’était toujours au hasard et sans préméditation, désinvolte et presque banal, quelque chose qu’ils faisaient de temps à autre avant qu’elle s’endorme et qui était dénué de mystère et de magie. Cela lui apportait chaque fois un immense plaisir. L’étrangeté du corps de Vismaan devint bientôt imperceptible à Thesme. Il marchait sans aide maintenant et chaque jour il passait un peu plus de temps à prendre de l’exercice. D’abord avec elle, puis tout seul, il explora les pistes de la jungle, se déplaçant prudemment au début mais marchant bientôt à grandes enjambées avec seulement une légère claudication. La natation semblait accélérer le processus de guérison et il barbotait plusieurs heures d’affilée dans la petite mare de Thesme, importunant le gromwark qui vivait sur le bord dans un terrier boueux ; le vieil animal se traînait lentement de sa cachette au bord de la mare où il se vautrait comme un vieux sac hérissé et embroussaillé qu’on aurait abandonné là. Il observait le Ghayrog d’un œil morne et refusait de retourner dans l’eau tant qu’il n’avait pas fini de nager. Thesme le consolait en lui donnant de tendres pousses vertes qu’elle cueillait en amont, hors d’atteinte des petites pattes munies de ventouses du gromwark.