— Quand m’emmèneras-tu à Narabal ? demanda Vismaan un soir de pluie.
— Pourquoi pas demain ? répondit-elle.
Cette nuit-là, elle ressentit une excitation inhabituelle et se pressa avec insistance contre lui. Ils se mirent en route à l’aube sous de légères averses qui laissèrent bientôt place à un soleil éclatant. Thesme adopta une allure prudente, mais il fut bientôt manifeste que le Ghayrog était complètement guéri et elle ne tarda pas à marcher d’un pas vif. Vismaan la suivait sans difficulté. Chemin faisant, elle se mit à papoter – lui donnant le nom de chaque plante et de chaque animal qu’ils rencontraient, lui racontant des bribes de l’histoire de Narabal, lui parlant de ses frères et sœurs et des gens qu’elle connaissait en ville. Elle était désespérément avide d’être vue par eux en sa compagnie – regardez, voici mon amant d’une autre planète, c’est le Ghayrog avec qui je couche – et quand ils atteignirent les faubourgs de Narabal, elle commença à regarder autour d’elle avec une vive attention, espérant découvrir un visage familier ; mais il semblait n’y avoir presque personne de visible dans les fermes de la périphérie et elle ne reconnaissait pas ceux qui l’étaient.
— As-tu remarqué comment ils nous fixent ? murmura-t-elle à Vismann alors qu’ils atteignaient un quartier plus populeux. Ils ont peur de toi. Ils te prennent pour l’avant-garde d’une sorte d’envahisseurs venus d’une autre planète. Et ils se demandent ce que je fais avec toi et pourquoi je suis si affable avec toi.
— Je ne remarque rien de tout cela, dit Vismaan. Ils paraissent curieux de moi, c’est vrai. Mais je ne perçois ni peur ni hostilité. Est-ce parce que je connais mal les expressions du visage humain ? Je croyais pourtant avoir appris à les interpréter correctement.
— Attends un peu, dit Thesme.
Mais elle dut reconnaître qu’elle exagérait peut-être un peu, ou même plus qu’un peu. Ils étaient presque arrivés au cœur de Narabal, et si certaines personnes avaient lancé au Ghayrog un coup d’œil surpris ou curieux, elles avaient rapidement adouci leur regard, tandis que d’autres avaient simplement hoché la tête en souriant, comme si c’eût été la chose la plus naturelle du monde de voir une créature venue d’ailleurs déambuler dans les rues de la ville. Mais elle ne voyait nulle trace de véritable hostilité. Cela l’irrita. Ces gens doux et aimables, ces gens affables et gentils ne réagissaient pas du tout comme elle l’avait attendu. Même quand elle rencontra enfin des personnes de connaissance – Khanidor, le meilleur ami de son frère ainé. Hennimont Sibrov, qui tenait la petite auberge près du front de mer, et la marchande de fleurs – elles se montrèrent rien de moins que cordiales quand Thesme s’adressa à elles.
— Je vous présente Vismaan, qui vit avec moi depuis quelque temps.
Khanidor sourit comme s’il avait toujours su que Thesme était le genre de femme à se mettre en ménage avec un être d’une autre planète et parla des nouvelles villes pour les Ghayrogs et les Hjorts que le mari de Mirifaine projetait de construire. L’aubergiste serra jovialement la main de Vismaan et l’invita à passer boire un verre de vin dans son établissement et la marchande de fleurs s’exclama à plusieurs reprises :
— Comme c’est intéressant, comme c’est intéressant ! Nous espérons que vous appréciez notre petite ville !
Thesme avait l’impression que leur enjouement cachait de la condescendance. C’était comme s’ils se donnaient du mal pour ne pas se laisser choquer par elle, comme s’ils avaient déjà supporté toutes les folies possibles de Thesme et qu’ils étaient prêts à tout accepter d’elle, absolument tout, sans s’en soucier, sans étonnement et sans commentaires. Peut-être se méprenaient-ils sur la nature de ses relations avec le Ghayrog et croyaient-ils qu’il prenait simplement pension chez elle. Auraient-ils la réaction qu’elle souhaitait si elle annonçait franchement qu’ils étaient amants, que le Ghayrog était entré en elle et qu’ils avaient fait ce qui était inconcevable entre un être humain et une créature d’une autre planète ? Probablement pas. Et même si le Ghayrog et elle s’allongeaient et s’accouplaient sur la Place du Pontife, cela ne ferait probablement pas sensation dans la ville, songea-t-elle en se renfrognant.
Et Vismaan aimait-il leur petite ville ? Il était, comme toujours, difficile de déceler en lui des réactions émotionnelles. Ils montaient une rue, en descendaient une autre, passaient devant des plazas conçues au petit bonheur, longeaient des échoppes aux façades lépreuses et de petites maisons au jardin envahi par la végétation, et il parlait peu. Elle sentait dans son silence de la déception et de la désapprobation, et malgré sa propre aversion pour Narabal, elle commença à avoir envie de défendre la ville. Ce n’était, après tout, qu’une agglomération récente, un avant-poste isolé dans un coin obscur d’un continent de second ordre, fondé depuis seulement quelques générations.
— Qu’en penses-tu ? demanda-t-elle enfin. Tu n’es pas très impressionné par Narabal, n’est-ce pas ?
— Tu m’avais prévenu de ne pas en attendre grand-chose.
— Mais c’est encore plus sinistre que je ne te l’avais laissé pressentir, non ?
— C’est vrai que je trouve cela petit et primitif, dit-il. Quand on a vu Pidruid, ou même…
— Pidruid a plusieurs milliers d’années.
— … Dulorn, poursuivit-il. Dulorn est extraordinairement belle, alors qu’elle est en cours de construction. Mais il faut dire que la pierre blanche qu’ils utilisent là-bas est…
— Oui, l’interrompit-elle, Narabal aussi devrait être bâtie en pierre, parce que le climat est tellement humide que les constructions en bois s’effondrent, mais le temps a manqué jusqu’à présent. Quand la population sera assez nombreuse, on pourra exploiter des carrières dans les montagnes et bâtir ici quelque chose de merveilleux. Dans cinquante ans, un siècle peut-être, quand nous aurons une main-d’œuvre adéquate. Peut-être que nous pourrons faire venir quelques-unes de ces créatures géantes à quatre bras pour travailler…
— Les Skandars, dit Vismaan.
— Oui, les Skandars. Pourquoi le Coronal ne nous envoie-t-il pas dix mille Skandars ?
— Leur corps est couvert d’une épaisse fourrure. Ils trouveront ce climat difficile. Mais il ne fait pas de doute que des Skandars s’installeront ici, et des Vroons, et des Su-Suheris, et beaucoup, beaucoup de Ghayrogs des contrées humides comme moi. C’est une politique extrêmement audacieuse que mène votre gouvernement, d’encourager en si grand nombre les colons venus d’autres mondes. Les autres planètes ne sont pas si généreuses avec leur terre.
— Les autres planètes ne sont pas si vastes, dit Thesme. Je crois avoir entendu dire que même avec les énormes océans que nous avons, l’étendue continentale de Majipoor est trois ou quatre fois plus importante que celle de n’importe quelle autre planète habitée. Ou quelque chose comme cela. Nous avons beaucoup de chance d’avoir un monde si vaste et malgré cela une pesanteur si faible, de sorte que les humains et les humanoïdes peuvent y vivre à leur aise. Bien sûr, nous le payons cher, n’ayant pas grand-chose en matière d’éléments lourds, mais enfin… Oh ! bonjour.
Le ton de la voix de Thesme changea brusquement et elle bafouilla de surprise. Un jeune homme mince, très grand, aux cheveux pâles et bouclés, avait failli la heurter en sortant de la banque au coin de la rue et maintenant il la regardait bouche bée et elle faisait de même. C’était Ruskelorn Yulvan, l’amant de Thesme durant les quatre mois qui avaient précédé son retrait dans la jungle et la personne qu’elle avait le moins envie de voir à Narabal. Mais s’il devait y avoir confrontation, elle avait bien l’intention d’en tirer le meilleur parti ; et, le premier moment de confusion passé, elle prit l’initiative.