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— Tu as bonne mine, Ruskelorn, dit-elle.

— Et toi. La vie de la jungle doit te réussir.

— Beaucoup. Je viens de passer les sept mois les plus heureux de ma vie. Ruskelorn, je te présente mon ami Vismaan, qui a vécu avec moi ces dernières semaines. Il a eu un accident en cherchant des terres arables près de chez moi – il s’est cassé la jambe en tombant d’un arbre – et je l’ai soigné.

— Très habilement, j’imagine, dit Ruskelorn Yulvan d’un ton égal. Il a l’air d’être en pleine forme. Ravi de faire votre connaissance, ajouta-t-il en s’adressant au Ghayrog d’une manière qui pouvait faire croire qu’il le pensait vraiment.

— Il vient d’une région de sa planète où le climat ressemble beaucoup à celui de Narabal, dit Thesme. D’après lui, il y aura beaucoup de représentants de sa race qui s’installeront ici sous les tropiques dans les années à venir.

— C’est ce qu’on m’a dit, fit Ruskelorn Yulvan en souriant. Vous verrez, c’est un territoire étonnamment fertile. Si vous mangez une baie au petit déjeuner et jetez la graine, vous aurez une plante de la hauteur d’une maison à la tombée de la nuit. C’est ce que tout le monde dit, alors ce doit être vrai.

La manière légère et désinvolte dont il parlait mettait Thesme en fureur. Ne comprenait-il pas que cette créature couverte d’écailles, cet être d’un autre monde, ce Ghayrog, l’avait remplacé dans son lit ? Était-il immunisé contre la jalousie ou ne comprenait-il simplement pas la véritable situation ? Avec une intensité féroce et silencieuse elle essaya de faire comprendre la vérité à Ruskelorn Yulvan de la manière la plus vivante possible, se représentant des images ardentes d’elle-même dans les bras de Vismaan, montrant à Ruskelorn Yulvan les mains inhumaines de Vismaan, lui caressant la poitrine et les cuisses et sa petite langue écarlate et fourchue allant et venant légèrement sur ses paupières closes, les mamelons de ses seins et ses reins. Mais en pure perte. Ruskelorn n’était pas plus télépathe qu’elle. C’est mon amant, se dit-elle, il pénètre en moi, il me donne orgasme sur orgasme. Je meurs d’envie d’être de retour dans la jungle et de me précipiter au lit avec lui. Et pendant ce temps, Ruskelorn Yulvan continuait à sourire, s’entretenant poliment avec le Ghayrog, discutant avec lui des possibilités de culture du niyk, du glein et du stajja dans la région, ou peut-être de la graine de lusavender dans les zones les plus marécageuses, et ce n’est qu’après avoir longuement débattu cela qu’il porta de nouveau son regard sur Thesme et lui demanda, aussi calmement que s’il s’informait du jour de la semaine, si elle comptait vivre indéfiniment dans la jungle.

— Jusqu’à présent, répondit-elle, l’air furibond, je préfère cela à la vie en ville. Pourquoi ?

— Je me demandais si les commodités de notre splendide métropole ne te manquaient pas, c’est tout.

— Pas encore, pas avant un bon moment. Je n’ai jamais été aussi heureuse.

— Bien. J’en suis ravi pour toi, Thesme, dit-il avec un nouveau sourire serein. Je suis content de t’avoir rencontrée. « Enchanté d’avoir fait votre connaissance, ajouta-t-il en s’adressant au Ghayrog. Et il s’éloigna.

Thesme bouillait de rage. Il s’en fichait, il s’en fichait complètement, elle pouvait coucher avec des Ghayrogs ou des Skandars, ou même le gromwark de la mare, pour ce que cela lui faisait ! Elle avait voulu le blesser ou au moins le choquer, mais au lieu de cela, il s’était simplement montré poli. Poli ! Ce devrait être parce que, comme tous les autres, il ne parvenait pas à comprendre la véritable situation entre Vismaan et elle, parce qu’il était simplement inconcevable pour eux qu’une femme de race humaine offre son corps à une créature reptilienne d’une autre planète et qu’ils n’envisageaient pas… qu’ils ne soupçonnaient même pas…

— As-tu assez vu Narabal maintenant ? demanda-t-elle au Ghayrog.

— Assez pour comprendre qu’il y a bien peu à voir.

— Comment va ta jambe ? Es-tu prêt à commencer le voyage de retour ?

— Tu n’as pas de courses à faire en ville ?

— Rien d’important, dit-elle. J’aimerais rentrer.

— Alors, allons-y.

Sa jambe semblait le faire souffrir – les muscles qui se raidissaient, probablement ; c’était une marche éprouvante, même pour quelqu’un en parfaite condition physique, et il n’avait couvert que des distances beaucoup plus courtes depuis son rétablissement – mais sans se plaindre, comme à son habitude, il la suivait vers la route de la jungle. C’était la pire heure de la journée pour entreprendre le voyage, avec le soleil presque au zénith et l’air lourd et humide, signe avant-coureur de la pluie de l’après-midi. Ils marchaient lentement, faisant souvent halte, mais pas une seule fois il ne dit qu’il était fatigué ; c’était Thesme qui commençait à se sentir fourbue, et elle faisait semblant de vouloir lui montrer tantôt une formation géologique, tantôt une plante rare, afin de se créer des occasions de repos. Elle ne voulait pas reconnaître qu’elle était fatiguée. Elle avait eu assez de mortifications pour la journée.

L’expédition à Narabal avait été un désastre pour elle. Hautaine, provocante, révoltée, méprisant les mœurs conventionnelles de Narabal, elle avait traîné en ville son amant Ghayrog pour l’exhiber devant ses insipides concitoyens, et ils s’en étaient moqué. Étaient-ils empotés au point de ne pouvoir deviner la vérité ? Ou avaient-ils d’emblée deviné ses intentions et avaient-ils décidé de ne pas lui donner satisfaction ? Dans les deux cas elle se sentait outrée, humiliée, vaincue… et tout à fait ridicule. Et qu’en était-il du chauvinisme qu’elle s’était imaginé avoir découvert chez les habitants de Narabal ? N’étaient-ils pas menacés par l’afflux de ces étrangers ? Ils s’étaient tous montrés si charmants et si aimables avec Vismaan. Thesme songea lugubrement que les préjugés n’étaient peut-être que dans son esprit à elle et qu’elle avait mal interprété les remarques des autres, et dans ce cas, elle avait été stupide de se donner au Ghayrog, ce geste n’avait rien changé, n’avait aucunement choqué la bienséance de Narabal, n’avait absolument servi à rien dans la guerre privée qu’elle menait contre ces gens. Ce n’avait été qu’un événement étrange, délibéré et grotesque.

Ni elle ni le Ghayrog ne parlèrent durant le long, lent et pénible retour dans la jungle. Quand ils atteignirent la hutte, il entra et elle s’affaira inefficacement dans la clairière, vérifiant ses pièges, cueillant des baies, posant des objets et oubliant ce qu’elle en avait fait.

Au bout d’un moment elle pénétra dans la hutte et s’adressa à Vismaan.

— Je pense que tu ferais aussi bien de partir.

— Très bien. D’ailleurs il est vraiment temps que je parte.

— Tu peux passer la nuit ici, bien entendu. Mais demain matin…

— Pourquoi ne pas partir maintenant ?

— Il va bientôt faire nuit. Tu as déjà fait tant de kilomètres aujourd’hui…

— Je n’ai aucune envie de te déranger. Je crois que je vais partir tout de suite.

Encore une fois, elle était incapable de lire ses sentiments. Était-il surpris ? Blessé ? En colère ? Il n’en laissa rien paraître. Il ne fit pas non plus de geste d’adieu mais se retourna simplement et commença à s’éloigner d’un pas régulier vers l’intérieur de la jungle. Thesme le regarda, la gorge sèche, le cœur battant, jusqu’à ce qu’il disparaisse sous l’entrelacement de lianes basses. Elle avait toutes les peines du monde à se retenir de courir après lui. Mais il fut bientôt hors de vue et la nuit tropicale ne tarda pas à tomber.