En fouillant partout, elle se confectionna un vague dîner mais elle mangea très peu. Il est là, songeait-elle, assis dans l’obscurité, attendant que le jour se lève. Ils ne s’étaient même pas dit au revoir. Elle aurait pu, en manière de plaisanterie, lui conseiller de se tenir à l’écart des sijaneels, il aurait pu la remercier de tout ce qu’elle avait fait pour lui, mais il n’y avait rien eu de tel, juste son renvoi et son départ, calme et sans une plainte. Un être d’une planète différente, se dit-elle, et aux coutumes différentes. Et pourtant, quand ils avaient été ensemble au lit, qu’il l’avait caressée et étreinte et qu’il avait attiré son corps sur le sien…
Ce fut pour elle une nuit longue et sombre. Elle resta recroquevillée dans le lit de duvet de zanja grossièrement cousu qu’ils avaient si récemment partagé, écoutant la pluie nocturne tambouriner sur les grandes feuilles bleues qui faisaient office de toit, et, pour la première fois depuis qu’elle était entrée dans la jungle, elle sentit la morsure de la solitude. Elle ne s’était pas rendu compte jusqu’alors à quel point elle avait tenu à la bizarre parodie de ménage qu’elle avait formée avec le Ghayrog ; mais maintenant c’était terminé, et elle se retrouvait seule, encore plus seule qu’elle ne l’avait été, et beaucoup plus coupée qu’avant de son ancienne vie à Narabal, et lui était dehors quelque part, incapable de dormir dans l’obscurité, impuissant à s’abriter de la pluie. Je suis amoureuse d’un être d’une autre planète, se dit-elle avec étonnement, je suis amoureuse d’une créature écailleuse qui n’a jamais une parole tendre, ne pose presque pas de questions et part sans un mot de remerciement ni d’adieu. Elle chercha le sommeil pendant des heures, pleurant de temps en temps. Son corps était tendu et contracté après la longue marche et les déboires de la journée ; elle remonta les genoux contre sa poitrine et resta un long moment dans cette position, puis elle glissa la main entre ses jambes et se caressa, et enfin vint un moment de détente, un halètement et un petit gémissement et elle s’endormit.
7
Le lendemain matin, elle se baigna, fit le tour de ses pièges, se prépara un petit déjeuner et parcourut toutes les pistes familières aux alentours de la hutte. Il n’y avait aucun signe du Ghayrog. Vers midi, son humeur sembla s’améliorer et elle fut presque gaie durant l’après-midi ; mais à l’approche de la tombée du soir, l’heure du dîner solitaire, elle sentit la morosité s’abattre de nouveau sur elle. Mais elle la supporta. Elle joua avec les cubes qu’elle avait apportés de chez elle pour lui et finit par succomber au sommeil ; la journée du lendemain fut plus facile et il en fut de même des suivantes.
La vie de Thesme revint progressivement à la normale. Elle ne voyait plus trace du Ghayrog et il commençait à sortir de son esprit. À mesure que les semaines s’écoulaient, elle redécouvrait les joies de la solitude, ou du moins, c’est ce qu’il lui semblait, mais de temps à autre, elle était transpercée par un souvenir aigu et douloureux de lui – la vue d’un bilantoon dans un fourré, le sijaneel à la branche brisée ou le gromwark, l’air renfrogné, assis au bord de la mare – et elle se rendait compte qu’il lui manquait encore. Elle battait la jungle en cercles de plus en plus larges, sans vraiment savoir pourquoi, jusqu’à ce qu’enfin elle reconnaisse qu’elle le cherchait.
Il lui fallut trois autres mois pour le trouver. Elle commença à voir les signes d’un établissement au sud-ouest – une clairière apparente, visible à deux ou trois collines de distance, d’où rayonnaient ce qui paraissait être des traces de pistes récentes – et un beau jour, elle se mit en route dans cette direction, traversa un important cours d’eau qui lui était inconnu et atteignit une zone d’arbres abattus derrière laquelle se trouvait une ferme nouvellement établie. Elle rôda autour de son périmètre et aperçut un Ghayrog – c’était Vismaan, elle en était certaine – labourant un champ de riche terre noire. La peur balaya son esprit et la laissa faible et tremblante. Cela pouvait-il être un autre Ghayrog ? Non, non, elle était sûre que c’était lui, elle croyait même percevoir une légère claudication. Elle se baissa vivement pour se cacher, craignant de s’approcher de lui. Que pouvait-elle lui dire ? Comment pourrait-elle justifier le fait d’être venue le chercher si loin après l’avoir si froidement chassé de sa vie ? Elle recula dans le sous-bois et faillit rebrousser chemin. Mais elle prit son courage à deux mains et le héla.
Il s’arrêta net et regarda autour de lui.
— Vismaan ? Par ici ! C’est Thesme !
Elle avait les joues en feu et son cœur battait de façon terrifiante. Pendant un instant affreux, elle fut convaincue que c’était un Ghayrog inconnu et des excuses pour son intrusion lui montaient déjà aux lèvres. Mais quand il s’avança vers elle, elle sut qu’elle ne s’était pas trompée.
— J’ai vu la clairière et j’ai pensé que c’était peut-être ta ferme, dit-elle en sortant de l’enchevêtrement du sous-bois. Comment vas-tu, Vismaan ?
— Excellemment. Et toi ?
— Je fais aller, répondit-elle en haussant les épaules. Tu as fait des prodiges ici, Vismaan. Cela ne fait que quelques mois et regarde tout cela !
— Oui, fit-il. Nous avons travaillé dur.
— Nous ?
— J’ai une compagne maintenant. Viens, je vais te présenter à elle et te montrer ce que nous avons accompli ici.
Ces paroles la glacèrent. C’était peut-être leur but – au lieu de montrer du ressentiment ou du dépit de la manière dont elle l’avait chassé de sa vie, il se vengeait d’une façon bien plus diabolique, par une retenue et une froideur parfaites. Mais elle se dit qu’il était plus vraisemblable qu’il n’éprouvait aucun ressentiment et n’avait nul besoin de se venger. Sa vue de tout ce qui s’était passé entre eux était probablement entièrement différente de celle de Thesme. N’oublie jamais qu’il vient d’une autre planète, se dit-elle.
Elle le suivit et ils remontèrent une pente douce, enjambèrent une rigole d’écoulement et contournèrent un petit champ manifestement ensemencé depuis peu. Au sommet du coteau, à demi cachée par un potager luxuriant, se trouvait une chaumière en troncs de sijaneel, pas très différente de la sienne mais plus grande et aux arêtes plus marquées. De là-haut on voyait l’ensemble de l’exploitation agricole qui s’étalait sur trois flancs du coteau. Thesme fut stupéfaite de voir tout ce qu’il était parvenu à faire – il paraissait impossible d’avoir défriché toute cette surface, d’avoir bâti un logement, d’avoir préparé le sol pour ensemencer et même d’avoir commencé l’ensemencement en ces quelques mois. Elle se souvint que les Ghayrogs ne dormaient pas, mais n’éprouvaient-ils pas le besoin de se reposer ?
— Turnome ! cria-t-il. Nous avons de la visite, Turnome !
Thesme se força à rester calme. Elle comprenait maintenant qu’elle était partie à la recherche du Ghayrog parce qu’elle ne voulait plus être seule et qu’elle avait eu à moitié consciemment l’idée de l’aider à établir sa ferme, de partager sa vie comme elle partageait son lit et de bâtir avec lui une relation authentique ; pendant un instant fugace, elle s’était même vue en vacances avec lui dans le nord, visitant Dulorn la splendide, faisant connaissance avec ses compatriotes. Elle savait bien que tout cela était idiot, mais bien qu’extravagant, c’était demeuré plausible jusqu’au moment où il lui avait annoncé qu’il avait une compagne. Maintenant elle s’efforçait de garder son calme, de se montrer chaleureuse et amicale, d’empêcher d’apparaître toute trace d’une rivalité ridicule…