Выбрать главу

Une Ghayrog presque aussi grande que Vismaan sortit de la chaumière, avec la même armure nacrée et luisante d’écailles et les mêmes cheveux flexueux qui se tordaient lentement ; il y avait entre eux une seule différence extérieure, mais elle était véritablement étrange, car la poitrine de la Ghayrog était festonnée de seins tubulaires et pendants, au moins une douzaine, terminés par un mamelon vert foncé. Thesme frissonna. Vismaan avait dit que les Ghayrogs étaient des mammifères et l’évidence sautait aux yeux, mais l’aspect reptilien de la femelle était encore renforcé par ces extraordinaires tétons qui lui donnaient un air non pas de mammifère mais bizarrement hybride et incompréhensible. Le regard de Thesme se portait de l’une à l’autre de ces créatures avec une gêne profonde.

— C’est la femme dont je t’ai parlé, dit Vismaan, celle qui m’a trouvé quand je me suis cassé la jambe et qui m’a soigné jusqu’à la guérison. Thesme, voici Turnome, ma compagne.

— Soyez la bienvenue ici, dit la Ghayrog d’un ton solennel.

Thesme bredouilla quelques nouveaux compliments sur le travail qu’ils avaient accompli à la ferme. Elle n’avait qu’une idée en tête, s’enfuir, sur-le-champ, mais il n’était pas question de se sauver ; elle était venue rendre visite à ses voisins de la jungle et ils tenaient absolument à observer les bonnes manières. Vismaan l’invita à entrer. Qu’y aurait-il ensuite ? Une tasse de thé, un verre de vin, des thokkas et du mintun grillé ? Il n’y avait presque rien à l’intérieur de la chaumière, sauf une table et quelques coussins et, dans le coin du fond, un curieux récipient tissé de grande taille et aux hautes parois, posé sur un tabouret à trois pieds. Thesme le regarda, puis détourna vivement les yeux, sentant sans savoir pourquoi qu’il était mal de manifester de la curiosité ; mais Vismaan la prit par le coude et lui dit :

— Nous allons te montrer. Viens, regarde.

Elle regarda à l’intérieur.

C’était un incubateur. Sur un lit de mousse étaient posés une douzaine d’œufs granuleux et ronds, d’un vert vif avec de grandes taches rouges.

— Notre premier-né sera éclos dans moins d’un mois, dit Vismaan.

Thesme sentit un vertige la gagner. Cette révélation de la différence de nature de ces êtres l’abasourdit comme rien d’autre n’avait pu le faire, ni le regard glacé des yeux fixes de Vismaan, ni le tortillement de ses cheveux, ni le contact de sa peau contre son corps nu, ni même la sensation soudaine et stupéfaite qu’il remuait en elle. Des œufs ! Une couvée ! Et Turnome déjà en train de se gonfler de lait pour les nourrir ! Thesme eut une vision d’une douzaine de petits lézards s’accrochant aux nombreuses mamelles de la femelle et l’horreur la cloua sur place ; elle resta pétrifiée, sans même respirer, pendant quelques interminables instants, puis elle se retourna et fila à toutes jambes, descendit le coteau en courant, franchit d’un bond la rigole d’écoulement, traversa – elle s’en rendit compte trop tard – le champ nouvellement ensemencé et disparut dans la touffeur de la jungle.

8

Elle ne savait pas combien de temps avait passé quand Vismaan apparut à sa porte. Le temps s’était écoulé dans une succession confuse de repas, de sommeil, de pleurs et de tremblements, et cela faisait peut-être une journée, peut-être deux, peut-être une semaine quand il apparut, passant la tête et les épaules à l’intérieur de la hutte et criant son nom.

— Que veux-tu ? demanda-t-elle sans se lever.

— Parler. Il y a des choses que je voulais te dire. Pourquoi es-tu partie si brusquement ?

— Quelle importance ?

Il vint s’accroupir à côté d’elle et posa légèrement la main sur son épaule.

— Thesme, je te dois des excuses.

— Pourquoi ?

— Quand je suis parti d’ici, j’ai omis de te remercier pour tout ce que tu avais fait pour moi. Nous avons cherché à comprendre, ma compagne et moi, pourquoi tu t’étais enfuie, et elle a dit que tu étais en colère contre moi et je ne voyais pas pourquoi. Alors nous avons passé en revue toutes les raisons possibles, et quand je lui ai raconté comment toi et moi nous nous étions séparés, Turmone m’a demandé si je t’avais dit que je t’étais reconnaissant de ton aide, et je lui ai répondu que non, que je ne l’avais pas fait, que j’ignorais que ce genre de choses se faisait. Alors je suis venu te voir. Pardonne-moi mon impolitesse, Thesme. Pardonne-moi mon ignorance.

— Je te pardonne, dit-elle d’une voix sourde. Veux-tu t’en aller, maintenant ?

— Regarde-moi, Thesme.

— Je préfère ne pas le faire.

— S’il te plaît, dit-il en lui tirant l’épaule. Veux-tu ?

Elle se tourna brusquement vers lui.

— Tu as les yeux gonflés, dit-il.

— J’ai dû manger quelque chose qui ne m’a pas réussi.

— Tu m’en veux encore ? Pourquoi ? Je t’ai demandé de comprendre que je ne voulais pas me montrer impoli. Les Ghayrogs n’expriment pas leur gratitude de la même manière que les humains. Mais permets-moi de le faire maintenant. Je crois que tu m’as sauvé la vie. Tu as été très gentille. Je me souviendrai toujours de ce que tu as fait pour moi quand j’étais blessé. J’ai eu tort de ne pas te le dire plus tôt.

— Et j’ai eu tort de te mettre à la porte comme cela, dit-elle à voix basse. Mais ne me demande pas d’expliquer pourquoi je l’ai fait. C’est très compliqué. Je te pardonnerai de ne pas m’avoir remerciée si tu me pardonnes de t’avoir fait partir comme je l’ai fait.

— Il n’y a rien à pardonner. Ma jambe était guérie ; il était temps pour moi de partir, comme tu me l’as fait remarquer. J’ai repris ma route et trouvé la terre qu’il me fallait pour ma ferme.

— Alors, c’était aussi simple que cela ?

— Oui. Bien sûr.

Elle se leva et le regarda en face.

— Vismaan, pourquoi as-tu fait l’amour avec moi ?

— Parce que tu avais l’air de le vouloir.

— C’est tout ?

— Tu étais malheureuse et tu ne semblais pas vouloir dormir seule. J’espérais que cela te réconforterait. J’essayais d’être amical, d’être compatissant.

— Ah ! je vois.

— Je crois que cela t’a procuré du plaisir, dit-il.

— Oui, oui. C’est vrai que cela m’a donné du plaisir. Mais alors, tu ne me désirais pas ?

La langue de Vismaan s’agita pour ce qui pouvait être l’équivalent d’un froncement de sourcils perplexe.

— Non, répondit-il. Tu es humaine. Comment pourrais-je éprouver du désir pour un humain ? Tu es si différente de moi, Thesme. Sur Majipoor on considère ceux de ma race comme des étrangers, mais pour moi, c’est toi qui es l’étrangère, tu comprends ?

— Je suppose. Oui.

— Mais je t’aimais beaucoup. Je te souhaitais d’être heureuse. Dans ce sens, j’éprouvais du désir pour toi. Comprends-tu cela ? Et je serai toujours ton ami. J’espère que tu viendras nous rendre visite et que tu partageras les produits de notre ferme. Tu le feras, Thesme ?

— Je… Oui, oui, je le ferai.

— Bien. Je vais partir maintenant. Mais d’abord… Gravement, avec une profonde dignité, il l’attira à lui et l’entoura de ses bras puissants. Elle sentit encore une fois l’étrange et lisse rigidité de sa peau inhumaine et encore une fois la petite langue écarlate virevolta sur ses paupières en un baiser fourchu. Il l’étreignit un long moment.