— Je t’aime beaucoup, Thesme, dit-il en la lâchant. Je ne pourrai jamais t’oublier.
— Moi non plus.
Elle resta sur le seuil, le regardant s’éloigner jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière la mare. Un sentiment de bien-être, de paix et de chaleur lui emplissait l’âme. Elle doutait de jamais rendre visite à Vismaan, à Turnome et à leur couvée de petits lézards, mais c’était très bien ainsi : Vismaan comprendrait. Tout allait pour le mieux. Thesme commença à rassembler ses affaires et à les fourrer dans son sac à dos. Ce n’était que le milieu de la matinée ; elle avait le temps de faire le voyage jusqu’à Narabal.
Elle atteignit la ville juste après les averses de l’après-midi. Cela faisait plus d’un an qu’elle l’avait quittée et bien des mois depuis sa dernière visite et elle fut surprise par les changements qu’elle remarqua. Il y régnait une activité de ville en pleine expansion, il y avait des bâtiments qui sortaient de terre partout, des navires dans le Chenal et énormément de circulation dans les rues. Et la ville semblait avoir été envahie par des créatures d’autres planètes – des centaines de Ghayrogs et d’autres espèces, ceux qui avaient la peau verruqueuse et qu’elle supposait être des Hjorts et d’énormes Skandars aux épaules doubles, toute une ménagerie d’êtres étranges vaquant à leurs occupations et auxquels les citoyens humains ne prêtaient absolument aucune attention. Thesme eut quelque difficulté à trouver le chemin de la maison de sa mère. Deux de ses sœurs y étaient, ainsi que son frère Dalkhan. Ils la dévisagèrent avec des yeux ronds et ce qui semblait être de la peur.
— Je suis de retour, dit-elle. Je sais que je ressemble à un animal sauvage mais j’ai juste besoin d’une coupe de cheveux et d’une tunique propre pour reprendre forme humaine.
Quelques semaines plus tard, elle partit vivre avec Ruskelorn Yulvan et à la fin de l’année ils étaient mariés. Elle envisagea au début de lui confesser que son hôte ghayrog et elle avaient été amants mais elle eut peur de le faire et à la longue il lui parut sans importance d’aborder le sujet. Elle le fit enfin dix ou douze ans plus tard après un dîner de bilantoon rôti dans l’un des meilleurs nouveaux restaurants du quartier ghayrog de la ville, alors qu’elle avait bu beaucoup trop de l’entêtant vin doré du nord et que la pression des vieux souvenirs était trop forte pour qu’elle pût y résister.
— L’avais-tu soupçonné ? lui demanda-t-elle quand elle eut fini de lui narrer l’histoire.
— Je l’ai su tout de suite, répondit-il, dès que je t’ai vue avec lui dans la rue. Mais pourquoi cela aurait-il dû avoir de l’importance ?
II. Le grand incendie
Après cette ahurissante expérience, Hissune n’ose pas retourner au Registre des Ames. C’était trop puissant, trop brut ; il lui faut du temps pour le digérer et l’assimiler. Il a vécu des mois de la vie de cette femme en une heure dans cette cabine et l’expérience brûle dans son âme. Des images étranges et nouvelles se bousculent impétueusement dans sa conscience. La jungle, tout d’abord – Hissune n’a jamais connu que le climat soigneusement contrôlé du Labyrinthe souterrain, à l’exception de la fois où il s’est rendu sur le Mont, dont le climat est tout aussi minutieusement contrôlé, mais d’une manière différente. Il avait donc été stupéfié par l’humidité et la densité de la végétation, les averses, les chants d’oiseaux, les bruits d’insectes et le contact des pieds nus sur un sol mouillé. Mais ce n’est qu’un fragment de ce qu’il a appris. Être une femme – n’est-ce pas stupéfiant ? Et puis avoir pour amant une créature d’une autre planète – Hissune ne sait qu’en dire ; c’est simplement un événement qui est devenu une partie de lui-même, incompréhensible et déconcertant. Et quand il a commencé à essayer de démêler tout cela, il lui reste encore bien des sujets de méditation : le sentiment de Majipoor, monde en plein développement et en partie nouveau, des rues non pavées à Narabal, des cabanes de bois, pas du tout la planète bien ordonnée et entièrement domestiquée qu’il habite, mais un pays turbulent et mystérieux aux nombreuses régions inconnues. Heure après heure, Hissune rumine ces choses tout en classant distraitement ses inutiles archives d’impôts, et il lui vient petit à petit à l’esprit qu’il a été transformé à jamais par cet intermède illicite dans le Registre des Ames. Il ne pourra plus jamais être seulement Hissune ; il sera toujours, de quelque manière insondable, non pas seulement Hissune mais aussi Thesme, cette femme qui a vécu et est morte neuf mille ans plus tôt sur un autre continent, dans une contrée chaude et humide que Hissune ne verra jamais.
Et puis, bien sûr, il se met à désirer ardemment une seconde secousse du Registre miraculeux. C’est un fonctionnaire différent qui est de service cette fois, un petit Vroon renfrogné dont le masque est de travers, et Hissune est obligé de brandir très vite ses documents pour entrer. Mais pas un de ces fonctionnaires indolents n’est de taille à lutter contre son esprit alerte et bientôt il se retrouve dans la cabine, composant des coordonnées de ses doigts prestes… Les derniers jours de la conquête des Métamorphes par les armées des colonisateurs humains de Majipoor. Je vais prendre un soldat de l’armée de lord Stiamot, dit-il à la mémoire cachée de la chambre forte des enregistrements. Et peut-être pourrai-je apercevoir lord Stiamot lui-même !
Les contreforts desséchés étaient en flammes le long d’une ligne incurvée suivant les crêtes entre Milimorn et Hamifieu et même d’où il était, de son aire située sur le pic Zygnor à quatre-vingts kilomètres à l’est, le colonel Eremoil percevait le souffle brûlant du vent et la saveur calcinée de l’air. Une épaisse couronne de fumée noire s’élevait au-dessus de toute la chaîne de montagnes. Dans une ou deux heures, les aviateurs étendraient la ligne de feu de Hamifieu à ce petit village à la base de la vallée et le lendemain ils incendieraient la zone qui s’étendait au sud jusqu’à Sintalmond. Et la province tout entière serait alors la proie des flammes et malheur aux Changeformes qui y resteraient.
— Ce ne sera plus long maintenant, dit Viggan. La guerre est presque terminée.
Eremoil leva les yeux de ses cartes de l’angle nord-ouest du continent et les fixa sur le lieutenant.
— Croyez-vous ? demanda-t-il d’un air vague.
— Trente ans. Cela commence à suffire.
— Pas trente. Cinq mille ans, six mille, depuis l’arrivée des premiers humains sur cette planète. Cela a été la guerre en permanence, Viggan.
— Mais pendant une bonne partie de ce temps, nous ne nous sommes pas rendu compte que nous faisions la guerre.
— Non, dit Eremoil. Non, nous ne l’avons pas compris. Mais nous le comprenons maintenant, n’est-ce pas, Viggan ?
Il reporta son attention sur les cartes, les examinant en courbant la tête et en plissant les yeux. La fumée grasse qui flottait dans l’air lui faisait monter les larmes aux yeux et lui brouillait la vue et les traits des cartes étaient très fins. Il suivit lentement de sa baguette les courbes de niveau des contreforts au-dessous de Hamifieu, cochant les villages figurant sur ses feuilles de rapports.
Il espérait que tous les villages situés le long de l’arc de flammes se trouvaient sur les cartes et que chacun d’eux avait reçu la visite d’officiers chargés de les avertir de l’incendie. Cela se passerait mal pour lui et pour ses subalternes si les cartographes avaient oublié des localités, car lord Stiamot avait donné des ordres pour que la perte d’aucune vie humaine ne fût à déplorer durant la phase finale de cette attaque : tous les colons devaient être avertis et avoir le temps d’évacuer la région. Le même avertissement était donné aux Métamorphes. On ne pouvait tout simplement brûler vifs ses ennemis, avait déclaré lord Stiamot à plusieurs reprises. Il aspirait seulement à les soumettre à son autorité et, dans les circonstances présentes, le feu paraissait être le meilleur moyen d’arriver à ses fins. Eremoil se dit que réussir ensuite à circonscrire l’incendie serait peut-être une autre paire de manches, mais ce n’était pas le problème pour le moment.