— Kattikawn – Bizfern – Domgrave – Byelk. Que de petites villes, Viggan. Je me demande bien pourquoi les gens veulent vivre là-haut.
— Il paraît que la terre est fertile. Et le climat est doux, pour une région si septentrionale.
— Doux ? Admettons, si l’on accepte de passer la moitié de l’année sans une goutte d’eau.
Eremoil se mit à tousser. Il s’imaginait entendre les crépitements lointains de l’incendie à travers l’herbe fauve qui montait jusqu’aux genoux. Dans cette région d’Alhanroel, il pleuvait durant tout l’hiver mais il ne tombait pas une goutte de pluie de tout l’été : cela pouvait paraître une gageure pour les fermiers, mais ils en triomphaient manifestement, à en juger par le nombre d’exploitations agricoles qui avaient surgi sur les pentes de ces collines et plus bas, dans les vallées qui menaient à la mer. C’était le cœur de la saison sèche et toute la région était brûlée depuis des mois par le soleil estival… Secs, secs, secs, le sol noir craquelé et crevassé, les herbes d’hiver brûlées et en sommeil, les arbustes aux feuilles épaisses refermés et attendant la pluie. Que le moment était bien choisi pour mettre le feu à toute la contrée et forcer ses ennemis acharnés à reculer jusqu’au bord de l’océan, ou même dedans ! Mais pas de morts, pas de morts… Eremoil étudiait ses listes – Chikmoge – Fualle – Daniup – Michimang… Il leva de nouveau la tête.
— Viggan, dit-il au lieutenant, que ferez-vous après la guerre ?
— Ma famille a des terres dans la vallée du Glayge. Je suppose que je redeviendrai fermier. Et vous, mon colonel ?
— J’habite à Stee. J’étais ingénieur des travaux publics – aqueducs, égouts et autres choses fascinantes. Je peux le redevenir. Quand avez-vous vu le Glayge pour la dernière fois ?
— Il y a quatre ans, répondit Viggan.
— Moi, cela fait cinq ans que j’ai quitté Stee. Vous étiez à la bataille de Treymone, n’est-ce pas ?
— Blessé. Légèrement.
— Vous avez déjà tué un Métamorphe ?
— Oui, mon colonel.
— Pas moi, dit Eremoil. Pas un. Neuf ans dans l’armée et jamais ôté la vie de personne. Bien sûr, j’étais officier. Je crains de ne pas être un bon tueur.
— Aucun de nous ne l’est, dit Viggan. Mais quand ils se jettent sur vous en changeant de forme toutes les dix secondes et en brandissant un couteau d’une main et une hache de l’autre… ou quand vous savez qu’ils ont fait un raid contre le domaine de votre frère et assassiné vos neveux…
— C’est ce qui est arrivé, Viggan ?
— Pas à moi, mon colonel. Mais à d’autres, à beaucoup d’autres. Les atrocités… Je n’ai pas besoin de vous dire ce…
— Non. Ce n’est pas la peine. Quel est le nom de ce village, Viggan ?
Le lieutenant se pencha sur les cartes.
— Singaserin, mon colonel. Les caractères ont des bavures, mais c’est ce qui est écrit. Et il figure sur notre liste. Voyez, ici. Nous les avons avertis avant-hier.
— Alors, je crois que nous les avons tous faits.
— Oui, je crois, mon colonel, dit Viggan.
Eremoil mit les cartes en pile, les rangea et regarda de nouveau vers le couchant. Il y avait une ligne de démarcation distincte entre la zone de l’incendie et les collines intactes au sud, d’un vert sombre et qui paraissaient couvertes d’une végétation luxuriante. Mais les feuilles de ces arbres étaient flétries et huileuses après tous ces mois sans pluie et ces coteaux s’enflammeraient comme s’ils étaient bombardés quand le feu les atteindrait. De temps à autre, il percevait de petits flamboiements, des clartés soudaines comme des lumières qui s’allumaient. Mais Eremoil savait que c’était une illusion due à la distance ; chacun de ces petits flamboiements était un vaste territoire nouveau qui s’enflammait à mesure que le feu, se propageant maintenant par des étincelles portées par le vent là où les aviateurs eux-mêmes ne l’allumaient pas, dévorait les forêts au-delà de Hamifieu.
— Un messager, mon colonel, dit Viggan.
Eremoil se retourna. Un grand jeune homme en uniforme, mouillé de sueur, venait de descendre d’une monture et le regardait d’une manière hésitante.
— Alors ? demanda-t-il.
— C’est le capitaine Vanayle qui m’envoie, mon colonel. Il y a un problème dans la vallée. Un colon refuse d’être évacué.
— Il ferait mieux d’accepter, fit Eremoil en haussant les épaules. De quelle localité s’agit-il ?
— Entre Kattikawn et Bizfern, mon colonel. Vaste domaine. L’homme s’appelle Kattikawn aussi, Aibil Kattikawn. Il a dit au capitaine Vanayle que ses terres ont été concédées directement par le Pontife Dvorn, que sa famille y est installée depuis plusieurs milliers d’années et qu’il n’a pas l’intention de…
— Peu m’importe que ses terres lui aient été concédées par le Divin lui-même, soupira Eremoil. Nous incendions cette région demain et il brûlera vif s’il reste.
— Il le sait, mon colonel.
— Que veut-il que nous fassions ? Faire contourner sa ferme par le feu, sans doute ?
Eremoil agita le bras avec impatience.
— Évacuez-le, sans vous occuper de ce qu’il est ni de ce qu’il a l’intention de faire.
— Nous avons essayé, dit l’estafette. Il est armé et il a opposé une résistance. Il dit qu’il tuera tous ceux qui essaieront de le chasser de sa terre.
— Tuer ? dit Eremoil, comme si le mot était dénué de sens. Tuer ? Qui parle de tuer d’autres êtres humains ? Il est fou. Envoyez cinquante hommes et faites-le partir en lieu sûr.
— Je vous ai dit qu’il avait opposé une résistance, mon colonel. On a ouvert le feu des deux côtés. Le capitaine Vanayle pense qu’on ne pourra pas le déloger sans perte de vies humaines. Le capitaine Vanayle vous demande de descendre en personne pour ramener cet homme à la raison, mon colonel.
— Que moi, je…
— C’est peut-être le moyen le plus simple, dit calmement Viggan. Ces gros propriétaires terriens peuvent être très difficiles.
— Que Vanayle aille le voir, dit Eremoil.
— Le capitaine Vanayle a déjà tenté de parlementer avec cet homme, mon colonel, dit l’estafette. Il a échoué. Ce Kattikawn exige d’être reçu en audience par lord Stiamot. C’est évidemment impossible, mais peut-être que si vous alliez…
Eremoil réfléchit. Il était absurde que le commandant d’une région s’acquitte d’une telle tâche. Il était de la responsabilité directe de Vanayle de faire évacuer le territoire avant l’incendie du lendemain ; il incombait à Eremoil de rester où il était pour diriger les opérations. D’autre part, Eremoil avait, en définitive, également la responsabilité de dégager le terrain et Vanayle avait manifestement échoué dans cette entreprise. L’envoi d’une escouade pour faire partir Kattikawn par la force se terminerait probablement par sa mort et aussi par la mort de quelques soldats, ce qui n’était guère une issue souhaitable. Pourquoi ne pas y aller ? Eremoil hocha lentement la tête. Au diable le protocole : il n’allait pas faire des manières. Il n’avait plus rien d’important à faire cet après-midi-là et Viggan pourrait régler les détails qui se présenteraient. Et s’il pouvait sauver une vie, la vie d’un vieil homme stupide et borné, en faisant un petit voyage au pied de la montagne…