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— Préparez mon flotteur, dit-il à Viggan.

— Mon colonel ?

— Préparez-le. Tout de suite, avant que je ne change d’avis. Je vais aller le voir.

— Mais Vanayle a déjà,…

— Vous me fatiguez, Viggan. Je ne serai pas absent longtemps. Vous prendrez le commandement ici jusqu’à mon retour, mais je ne pense pas que vous aurez beaucoup de travail. Pouvez-vous vous en charger ?

— Oui, mon colonel, répondit le lieutenant d’une voix morne.

Le trajet fut plus long qu’Eremoil ne l’avait pensé, près de deux heures pour suivre la route en lacet jusqu’à la base du pic Zygnor, puis la traversée du plateau accidenté descendant jusqu’aux contreforts enserrant la plaine côtière. En bas, l’air était plus chaud, mais il y avait moins de fumée ; des ondes de chaleur miroitantes créaient des mirages et le paysage semblait onduler et s’estomper. Il n’y avait pas de circulation sur la route, mais Eremoil était arrêté de temps à autre par des animaux qui migraient, en proie à la panique, d’étranges animaux d’espèces qu’il ne pouvait identifier, fuyant avec terreur la zone incendiée. Les ombres commençaient à s’allonger quand Eremoil atteignit les villages des contreforts. Là, le feu était une présence tangible, comme un second soleil dans le ciel ; Eremoil sentait sa chaleur sur sa joue et une poussière fine se déposait sur sa peau et ses vêtements.

Les localités qu’il avait cochées sur ses listes prenaient une troublante réalité : Byelk, Domgrave, Bizfern. Elles se ressemblaient toutes, un amoncellement central de boutiques et de bâtiments publics, des quartiers résidentiels à la périphérie et, plus loin encore, une ceinture de fermes ; chaque village était niché dans sa petite vallée où un cours d’eau descendait des collines et se perdait dans la plaine. Ils étaient maintenant tous vides, ou presque ; il ne restait que quelques traînards, les autres étaient déjà sur les routes menant à la côte. Eremoil se prit à penser qu’il pouvait entrer dans n’importe laquelle de ces maisons et y trouver des livres, des sculptures, des souvenirs de vacances lointaines et peut-être même des animaux familiers abandonnés dans la détresse ; et le lendemain, tout serait réduit en cendres. Mais ce territoire était infesté de Changeformes. Les colons installés ici avaient vécu pendant des siècles sous la menace d’un ennemi sauvage et implacable qui entrait et sortait des forêts sous des traits d’emprunts, ceux d’amis, d’amants ou d’enfants, pour commettre des meurtres, une guerre sourde et secrète entre ceux qui avaient été dépossédés et ceux qui étaient arrivés après eux, une guerre qui avait été inévitable depuis que les premiers avant-postes sur Majipoor étaient devenus des cités et des territoires agricoles tentaculaires empiétant de plus en plus sur le domaine des autochtones. Certains remèdes nécessitent des mesures drastiques : dans ces ultimes convulsions de la lutte entre les humains et les Changeformes, il n’y avait pas moyen de faire autrement, Byelk, Domgrave et Bizfern devaient être détruites pour qu’un terme soit mis à ces tourments. Mais il n’était pas facile pour autant d’abandonner son foyer, songea Eremoil, pas plus qu’il n’était particulièrement facile de détruire le foyer d’autrui, comme il le faisait depuis plusieurs jours, à moins de le faire à distance, à une confortable distance où tout ce feu n’était qu’une abstraction stratégique.

Après Bizfern, les contreforts obliquaient vers l’ouest sur une longue distance et la route suivait leur contour. Il y avait de beaux cours d’eau par-là, presque de petites rivières, et le terrain était couvert de forêts, sauf là où il avait été déboisé pour la culture. Mais là aussi les mois sans pluie avaient rendu les forêts terriblement combustibles, avec des amoncellements de feuilles mortes partout, des branches tombées et de vieux troncs fendus.

— C’est ici, mon colonel, dit l’estafette.

Eremoil vit une gorge encaissée, à l’entrée étroite mais beaucoup plus large à l’intérieur, avec un cours d’eau coulant au milieu. Dans l’obscurité qui s’épaississait il distingua un imposant manoir, un grand bâtiment blanc au toit de tuiles vertes, et, derrière, ce qui paraissait être une vaste superficie de terres cultivées. Des gardes armés attendaient à l’entrée de la gorge. Il ne s’agissait pas de la propriété d’un simple fermier ; c’était le domaine de quelqu’un qui se considérait comme un duc. Eremoil sentit qu’il y avait des ennuis en perspective.

Il mit pied à terre et se dirigea vers les gardes qui l’observaient froidement et étaient prêts à faire usage de leur lanceur d’énergie. Il s’adressa à celui qui paraissait le plus imposant.

— Le colonel Eremoil voudrait voir Aibil Kattikawn, dit-il.

La réponse fusa, glaciale et catégorique.

— Le Kattikawn attend lord Stiamot.

— Lord Stiamot est occupé à d’autres tâches. C’est moi qui le représente aujourd’hui. Je suis le colonel Eremoil, commandant de la région.

— Nous avons l’ordre de ne laisser passer que lord Stiamot.

— Dites à votre maître, reprit Eremoil d’un ton las, que le Coronal est au regret de ne pouvoir venir et lui demande de présenter ses doléances au colonel Eremoil.

Le garde parut accueillir ces paroles avec indifférence. Mais au bout de quelques instants, il pivota sur lui-même et pénétra dans la gorge. Eremoil le regarda marcher sans se hâter le long de la berge du ruisseau et disparaître dans les denses bosquets d’arbustes devant le manoir. Un long moment s’écoula ; le vent tourna, apportant une bouffée brûlante venant de la zone incendiée et une couche d’air noir qui piquait les yeux et irritait la gorge. Eremoil se représenta une pellicule poudreuse de particules sombres sur ses poumons. Mais d’où il était, de cet endroit abrité, le feu lui-même était invisible.

Le garde revint enfin, toujours sans se hâter.

— Le Kattikawn va vous recevoir, annonça-t-il.

Eremoil fit signe à son chauffeur et à son guide, l’estafette. Mais le garde de Kattikawn secoua la tête.

— Vous seul, colonel.

Le chauffeur parut inquiet. Eremoil lui fit signe de reculer.

— Attendez-moi ici, dit-il. Je ne pense pas être long.

Il suivit le garde le long du sentier de la gorge jusqu’au manoir.

Il attendait d’Aibil Kattikawn le même genre d’accueil glacé que celui que les gardes lui avaient offert ; mais Eremoil avait sous-estimé la courtoisie dont un aristocrate provincial se sentait tenu de faire preuve. Kattikawn l’accueillit avec un sourire chaleureux et un regard intense et pénétrant, lui donna une accolade qui parut sincère à Eremoil et le fit entrer dans le grand logis qui était peu meublé mais élégant à sa manière austère et dépouillée. Des poutres apparentes de bois noir verni supportaient les plafonds voûtés ; des trophées de chasse étaient accrochés en haut des murs ; le mobilier était massif et manifestement ancien. Tout avait un air archaïque. Il en était de même d’Aibil Kattikawn. Il était bien bâti, beaucoup plus grand qu’Eremoil qui était plutôt court de stature, et large d’épaules, un lourd manteau de fourrure de steetmoy rehaussant sa carrure de manière spectaculaire. Il avait le front haut et une chevelure grise mais épaisse, qui formait des crans ; les yeux étaient sombres et les lèvres minces. Tout dans son apparence concourait à faire de lui un homme de noble prestance.

Quand il eut servi des coupes de vin ambré et scintillant et qu’ils eurent bu les premières gorgées, Kattikawn demanda :

— Vous avez donc besoin d’incendier mes terres ?

— Je crains qu’il nous faille incendier la province tout entière.