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— Un stratagème idiot, peut-être l’action la plus stupide de toute l’histoire de la guerre humaine. Connaissez-vous la valeur des produits de cette région ? Savez-vous combien de générations de dur labeur il a fallu pour bâtir ces fermes ?

— Toute la zone comprise entre Milimorn et Sintalmond et au-delà est un centre de guérilla métamorphe, le dernier demeurant sur Alhanroel. Le Coronal est résolu à mettre un terme à cette guerre affreuse, ce qui ne peut être réalisé qu’en enfumant les Changeformes pour les obliger à sortir de leurs cachettes dans ces collines.

— Il y a d’autres méthodes.

— Nous les avons essayées et elles ont échoué, dit Eremoil.

— Vraiment ? Avez-vous essayé de ratisser les forêts pour les débusquer ? Avez-vous fait venir ici tous les soldats de Majipoor pour mener à bien l’opération de nettoyage ? Bien sûr que non. Ce serait se donner trop de mal. Il est beaucoup plus simple d’envoyer vos appareils et de mettre le feu à toute la contrée.

— Une génération tout entière a souffert de cette guerre.

— Et le Coronal commence à s’impatienter, dit Kattikawn. À mes dépens.

— Le Coronal est un grand stratège. Le Coronal a vaincu un ennemi dangereux et presque incompréhensible et a fait pour la première fois de Majipoor un lieu sûr pour l’occupation humaine… mis à part cette région.

— Nous ne nous sommes pas mal débrouillés avec ces Métamorphes rôdant tout autour de nous, colonel. Je n’ai pas encore été massacré. J’ai su m’y prendre avec eux. Ils sont loin d’avoir été pour mon bien-être une menace aussi grave que mon propre gouvernement semble l’être. Votre Coronal, colonel, est un imbécile.

Eremoil se contrôla.

— Les générations futures le salueront comme un héros parmi les héros.

— Très probablement, dit Kattikawn. Il est de ceux dont on fait en général des héros. Je vous affirme qu’il n’était pas nécessaire de détruire une province entière afin de s’emparer des quelques milliers d’aborigènes qui restent en liberté. Je vous affirme que c’est une manœuvre imprudente et inconsidérée de la part d’un général épuisé qui a hâte de retrouver ses aises au Mont du Château.

— Quoi qu’il en soit, la décision a été prise et de Milimorn à Hamifieu tout est en flammes.

— C’est bien ce que j’ai remarqué.

— Le feu avance vers le village de Kattikawn. Dès l’aube peut-être, les abords de votre domaine seront sous sa menace. Durant la journée, nous continuerons les attaques incendiaires au-delà de cette région et vers le sud jusqu’à Sintalmond.

— Vraiment ? fit calmement Kattikawn.

— Cette zone deviendra un véritable enfer. Nous vous demandons de l’abandonner pendant qu’il en est encore temps.

— Je choisis de rester, colonel.

Eremoil poussa un long soupir.

— Nous ne pouvons être responsable de votre sécurité si vous faites cela.

— Personne d’autre que moi-même n’a jamais été responsable de ma sécurité.

— Ce que je veux dire, c’est que vous allez mourir, et avoir une mort horrible. Il nous est impossible de rompre la ligne de feu de manière à épargner votre domaine.

— Je comprends.

— Alors vous nous demandez de vous assassiner.

— Je ne demande rien de tel. Il n’y a pas d’arrangement entre nous. Vous faites votre guerre ; je prends soin de ma propriété. Si l’incendie que nécessite votre guerre pénètre sur le territoire que je considère comme le mien, tant pis pour moi, mais il ne s’agit pas d’un assassinat. Nos voies divergent, colonel Eremoil.

— Votre raisonnement est étrange. Votre mort sera le résultat direct de nos attaques incendiaires. Votre vie pèsera sur notre conscience.

— Je reste ici de mon plein gré, après avoir été dûment averti, dit Kattikawn. Ma vie ne pèsera que sur ma propre conscience.

— Et la vie des vôtres. Ils vont mourir aussi.

— Ceux qui choisissent de rester, oui. Je les ai prévenus de ce qui va se passer. Trois d’entre eux sont partis pour la côte. Les autres vont rester. De leur plein gré, et non pour me faire plaisir. C’est notre foyer. Une autre coupe de vin, colonel ?

Eremoil refusa, puis changea immédiatement d’avis et tendit son récipient vide.

— Est-il impossible que je m’entretienne avec lord Stiamot ? demanda Kattikawn en versant du vin.

— Absolument.

— J’ai cru comprendre que le Coronal est dans la région.

— Oui, il est à une demi-journée d’ici. Mais il est inaccessible à ce genre de requête.

— À dessein, je présume, fit Kattikawn en souriant. Croyez-vous qu’il soit devenu fou, Eremoil ?

— Le Coronal ? Pas du tout.

— Mais cet incendie… une manœuvre si désespérée, une manœuvre si stupide. Les réparations qu’il lui faudra verser après… des millions de royaux ; ce sera la faillite du Trésor ; cela coûtera plus cher que cinquante châteaux aussi grandioses que celui qu’il a fiait bâtir au sommet du Mont. Et pour quel résultat ? Qu’on nous donne encore deux ou trois ans et nous soumettrons les Changeformes.

— Ou cinq, ou dix, ou vingt, dit Eremoil. Il faut que cette guerre se termine, sur-le-champ, cet été. Cet épouvantable fléau, cette honte sur tous, cette souillure, ce long cauchemar…

— Oh ! alors vous croyez que la guerre a été une erreur ?

Eremoil secoua vivement la tête.

— L’erreur fondamentale a été commise il y a longtemps, dit-il, quand nos ancêtres ont choisi de s’installer sur un monde déjà habité par une espèce intelligente. Cela nous a mis dans cette alternative, ou bien écraser les Métamorphes, ou bien nous retirer entièrement de Majipoor, et comment aurions-nous pu le faire ?

— Oui, dit Kattikawn, comment aurions-nous pu abandonner les foyers qui ont été les nôtres et ceux de nos aïeux pendant si longtemps, hein ?

— Nous avons arraché cette planète à son peuple, reprit Eremoil sans tenir compte de l’ironie pesante. Pendant des milliers d’années, nous avons essayé de vivre en paix avec eux avant de reconnaître que la coexistence était impossible. Nous imposons maintenant notre volonté par la force, ce qui n’est pas beau, mais les autres solutions sont encore pires.

— Que compte faire lord Stiamot des Changeformes qui sont dans ses camps d’internement ? De l’engrais pour les champs qu’il a brûlés ?

— On leur donnera une vaste réserve sur Zimroel, répondit Eremoil. La moitié d’un continent pour eux seuls… on peut difficilement appeler cela de la cruauté. Alhanroel sera à nous et il y aura un océan pour nous séparer. Le repeuplement est déjà en cours. Votre région reste la seule à ne pas être pacifiée. Lord Stiamot a assumé le terrible fardeau de la responsabilité d’une action dure mais nécessaire et l’avenir le glorifiera pour cela.

— Je le glorifie dès maintenant, dit Kattikawn. Ô sage et juste Coronal ! Qui, dans son infinie sagesse, détruit cette terre afin de débarrasser la planète des aborigènes gênants qui rôdent. Il eût été préférable pour moi, Eremoil, que votre royal héros ait eu moins de noblesse d’âme. Ou peut-être plus. Il me semblerait beaucoup plus admirable s’il avait choisi une méthode plus lente pour réduire ces dernières poches de résistance. Après trente ans de guerre, que représentent deux ou trois années supplémentaires ?

— Mais c’est cette méthode qu’il a choisie. L’incendie approche tandis que nous discutons.

— Qu’il approche. Je serai là pour défendre ma maison contre lui.

— Vous n’avez pas vu la zone de feu, dit Eremoil. Votre défense ne tiendra pas dix secondes. Le feu dévore tout sur son passage.

— C’est très probable. Mais je vais courir le risque.