— Je suis blessé, dit-il. Je me suis conduit stupidement et maintenant je le paie.
— Pouvez-vous remuer les bras et les jambes ? demanda Thesme.
— Les bras, oui. J’ai une jambe cassée, et peut-être les reins. Voulez-vous m’aider ?
Elle s’accroupit et l’étudia attentivement. Il avait vraiment l’air reptilien, avec des écailles brillantes et un corps lisse et ferme. Il avait des yeux verts et froids qui ne cillaient absolument pas ; sa chevelure était une curieuse masse d’épaisses boucles noires qui se tortillaient lentement, comme animées d’une vie propre ; sa langue était une langue de serpent, rouge vif et fourchue, qui allait et venait constamment entre les lèvres étroites et minces.
— Qu’êtes-vous ? demanda-t-elle.
— Un Ghayrog. Avez-vous entendu parler de ma race ?
— Bien sûr, répondit-elle, bien qu’en réalité elle n’en sût pas grand-chose.
Toutes sortes d’espèces non humaines s’étaient installées sur Majipoor depuis une centaine d’années, toute une ménagerie d’étrangers invités par le Coronal lord Melikand parce que les humains n’étaient pas assez nombreux pour remplir les immensités de la planète. Thesme avait entendu dire que certains étaient dotés de quatre bras, que d’autres avaient deux têtes, qu’il y en avait de minuscules avec des tentacules et ceux-ci, à la peau squameuse, à la langue et aux cheveux de serpent, mais aucun de ces êtres venus d’ailleurs n’était encore arrivé jusqu’à Narabal, une ville au bout du monde, aussi loin de la civilisation que l’on pouvait aller. C’était donc cela un Ghayrog. Étrange créature, songea-t-elle, presque humaine par la forme de son corps et pourtant pas le moins du monde humaine dans les détails, un monstre en vérité, un être de cauchemar, mais pas particulièrement effrayant. En fait, elle avait pitié du pauvre Ghayrog, un vagabond, doublement perdu, loin de sa planète natale et loin de tout ce qui comptait sur Majipoor. Et gravement blessé, en outre. Qu’allait-elle faire de lui ? Lui souhaiter bonne chance et l’abandonner à son sort ? Faire toute la route jusqu’à Narabal et organiser une mission de sauvetage ? Cela prendrait au moins deux jours, en admettant que quelqu’un veuille bien lui venir en aide. Le ramener à sa hutte et le soigner jusqu’à ce qu’il soit rétabli ? Cela semblait être la meilleure chose à faire, mais qu’adviendrait-il alors de sa solitude, de son intimité, et, d’ailleurs, comment soignait-on un Ghayrog, et voulait-elle réellement assumer cette responsabilité ? Sans parler du risque : c’était un être d’un autre monde, et elle n’avait aucune idée de ce qu’il fallait attendre de lui.
— Je suis Vismaan, dit-il.
Était-ce son nom, son titre ou simplement une description de son état ? Elle ne posa pas la question.
— Je m’appelle Thesme, dit-elle seulement. Je vis dans la jungle à une heure de marche d’ici. Comment puis-je vous aider ?
— Laissez-moi m’appuyer sur vous tandis que j’essaie de me relever. Pensez-vous être assez forte ?
— Probablement.
— Vous êtes de sexe féminin, n’est-ce pas ?
Elle ne portait que des sandales. Elle sourit et effleura de la main ses seins et ses hanches.
— Oui, de sexe féminin.
— C’est bien ce qu’il me semblait. Je suis un mâle et peut-être trop lourd pour vous.
Un mâle ? Entre les jambes il était aussi lisse et asexué qu’une machine. Elle supposa que les Ghayrogs avaient leur sexe ailleurs. Et si c’étaient des reptiles, ses seins ne lui révéleraient rien sur son sexe à elle. Il était tout de même étrange qu’il ait eu besoin de le demander.
Elle s’agenouilla près de lui, se demandant comment il allait pouvoir se relever et marcher avec les reins brisés. Il passa le bras autour de ses épaules. Le contact de sa peau contre la sienne la fit tressaillir : elle était fraîche, sèche, rigide et lisse au toucher, comme s’il portait une armure. Mais la texture n’en était pas déplaisante, seulement curieuse. Une odeur forte émanait de lui, une odeur de marécage, âcre, avec un arrière-goût de miel. Il était difficile de comprendre pourquoi elle ne l’avait pas remarquée plus tôt, car elle était pénétrante et insistante ; elle décida qu’elle avait dû être distraite par ce que cette rencontre avait d’imprévu. Maintenant qu’elle en avait pris conscience, il n’était plus question de ne pas y prêter attention, et au début elle la trouva profondément désagréable, bien qu’elle cessât de l’importuner au bout de quelques instants.
— Essayez de tenir bon, dit-il. Je vais me relever.
Thesme s’arc-bouta, enfonçant ses genoux et ses mains dans le sol et, à son grand étonnement, il réussit à se hisser avec un curieux mouvement onduleux, prenant appui sur elle et portant pendant quelques secondes tout son poids entre les omoplates de Thesme qui en eut le souffle coupé. Et il se retrouva debout, chancelant, s’accrochant à une liane qui pendait. Elle se prépara à le rattraper s’il tombait, mais il restait droit.
— J’ai la jambe cassée, lui dit-il. Le dos est touché mais je ne pense pas qu’il soit brisé.
— La douleur est-elle très forte ?
— La douleur ? Non, nous n’éprouvons guère de douleur. C’est un problème fonctionnel. Ma jambe refuse de me porter. Pouvez-vous me trouver un gros bâton ?
Elle se mit en quête de quelque chose qui pourrait faire office de béquille et aperçut au bout d’un moment la racine aérienne d’une plante grimpante qui pendait du dais de feuillage. La racine noire et luisante était épaisse mais cassante, et elle la tordit en tous sens jusqu’à ce qu’elle réussisse à en briser un morceau de près de deux mètres. Vismaan s’en saisit, passa l’autre bras autour de Thesme et fit précautionneusement porter son poids sur sa jambe valide. Avec difficulté il fit un pas, un second, puis encore un autre en traînant sa jambe. Il sembla à Thesme que son odeur corporelle avait changé : plus vinaigre et moins miel. La fatigue de la marche, sans doute. La douleur était probablement moins minime qu’il ne voulait le reconnaître. Mais en tout cas, il parvenait à avancer.
— Comment vous êtes-vous blessé ? demanda-t-elle.
— J’ai grimpé sur cet arbre pour embrasser du regard le territoire qui s’étendait devant moi. Il n’a pas supporté mon poids.
Il fit un signe de tête en direction du tronc mince et brillant au grand sijaneel. La branche la plus basse, qui se trouvait au moins à une dizaine de mètres au-dessus de Thesme, était brisée et ne tenait plus que par des lambeaux d’écorce. Elle fut stupéfaite de voir qu’il avait survécu à une chute d’une telle hauteur ; au bout d’un moment, elle se demanda comment il avait bien pu réussir à monter si haut sur le tronc lisse et glissant.
— Mon intention est de m’installer dans cette région et de cultiver des produits agricoles, dit-il. Avez-vous une ferme ?
— Dans la jungle ? Non, je vis juste ici.
— Avec un compagnon ?
— Seule. J’ai toujours vécu à Narabal mais j’avais besoin de partir et de me retrouver seule pendant quelque temps.
Ils arrivèrent au sac de calimbots qu’elle avait laissé tomber dès qu’elle l’avait aperçu étendu par terre et elle le jeta sur son épaule.