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— Vous pouvez rester avec moi jusqu’à ce que votre jambe soit guérie, dit-elle. Mais cela va nous prendre tout l’après-midi pour revenir à ma hutte à cette allure. Êtes-vous sûr de pouvoir marcher ?

— Je suis en train de marcher, répliqua-t-il.

— Dites-moi quand vous voudrez vous arrêter.

— En temps voulu. Pas encore.

Il fallut en effet près d’une demi-heure de progression lente et certainement douloureuse en clopinant avant qu’il demande à faire une halte, et même alors il resta debout, appuyé contre un arbre, expliquant qu’il lui semblait peu judicieux de s’imposer une seconde fois toute la pénible opération nécessaire pour se soulever. Il paraissait tout à fait calme et relativement peu gêné, bien qu’il fût impossible de déchiffrer la moindre expression sur son visage impassible ou dans son regard qui ne cillait pas ; l’agitation constante de sa langue fourchue était l’unique indice d’émotion apparente qu’elle pouvait observer, et elle ne savait absolument pas comment interpréter ce va-et-vient incessant. Après quelques minutes de repos ils reprirent leur marche. La lenteur de l’allure lui pesait, comme pesait le corps du Ghayrog contre son épaule, et elle sentait ses propres muscles se contracter douloureusement et protester à mesure qu’ils avançaient à travers la jungle. Ils parlaient peu. Il semblait préoccupé de la nécessité d’exercer un contrôle sur son corps estropié et elle se concentrait sur le trajet, cherchant des raccourcis, réfléchissant pour éviter les cours d’eau, les sous-bois denses et autres obstacles qu’il ne parviendrait pas à franchir. Quand ils furent à mi-chemin, une pluie tiède commença à tomber et, après cela, ils furent enveloppés dans un brouillard chaud et moite pendant le reste du trajet. Elle était au bord de l’épuisement quand elle arriva en vue de sa petite cabane.

— Ce n’est pas vraiment un palais, dit-elle, mais c’est tout ce qu’il me faut. Je l’ai bâtie moi-même. Vous pouvez vous allonger ici.

Elle l’aida à avancer jusqu’à son lit en duvet de zanja. Il se laissa tomber dessus en émettant un léger sifflement qui exprimait certainement du soulagement.

— Voulez-vous quelque chose à manger ? demanda-t-elle.

— Pas maintenant.

— Ou à boire ? Je présume que vous voulez juste vous reposer un peu. Je vais sortir pour que vous puissiez dormir sans être dérangé.

— Ce n’est pas ma saison de sommeil, dit Vismaan.

— Je ne comprends pas.

— Nous ne dormons qu’une partie de l’année. D’ordinaire en hiver.

— Et vous restez éveillés tout le reste du temps ?

— Oui, dit-il. J’en ai fini avec le sommeil de cette année. J’ai cru comprendre que c’est différent chez les humains.

— Extrêmement différent, dit-elle. Je vais quand même vous laisser vous reposer seul. Vous devez être terriblement fatigué.

— Je ne voudrais pas vous chasser de chez vous.

— Ne vous inquiétez pas, dit Thesme.

Elle sortit. La pluie recommençait à tomber, la pluie familière, presque rassurante, qui tombait toutes les trois ou quatre heures, tout le long du jour. Elle s’affala sur un tapis de mousse-caoutchouc sombre et élastique et laissa les gouttelettes tièdes de pluie laver la fatigue de ses épaules et de son dos endoloris.

Un invité, songea-t-elle. Et un être d’une autre planète, s’il vous plaît. Eh bien, pourquoi pas ? Le Ghayrog ne paraissait nullement exigeant : froid, distant, serein même dans le malheur. Il était manifestement plus gravement atteint qu’il ne voulait le reconnaître, et même ce trajet relativement court à travers la forêt lui avait demandé beaucoup d’efforts. Il n’était pas question qu’il pût parcourir à pied dans son état tout le chemin jusqu’à Narabal. Thesme se dit qu’elle pouvait aller en ville et s’arranger pour demander à quelqu’un de venir le chercher en flotteur, mais l’idée lui déplaisait. Nul ne savait où elle vivait et elle n’avait aucune envie d’amener quelqu’un ici. Et elle se rendit compte, non sans un certain trouble, qu’elle ne voulait point abandonner le Ghayrog, qu’elle voulait le garder ici et le soigner jusqu’à ce qu’il ait recouvré ses forces. Elle doutait que quelqu’un d’autre à Narabal eût donné asile à un être d’un autre monde, et cette pensée provoquait en elle une agréable sensation de perversité, cela la mettait un peu plus à part des citoyens de sa ville natale. Depuis un ou deux ans, elle avait entendu bien des murmures à propos des habitants d’autres mondes qui venaient s’installer sur Majipoor. Les gens craignaient et avaient de l’aversion pour les Ghayrogs reptiliens, les Skandars géants, balourds et velus, et les autres, petits et retors, aux nombreux tentacules – les Vroons, c’était bien cela ? – et le reste de cette bizarre engeance, et bien que ces immigrants fussent encore inconnus dans la lointaine Narabal, l’hostilité envers eux y existait déjà. L’incorrigible et excentrique Thesme, songea-t-elle, était bien le genre à héberger un Ghayrog, à lui faire prendre remèdes et bouillons de légumes, ou ce qu’il fallait donner à un Ghayrog ayant une jambe cassée. Elle ne savait pas vraiment comment il fallait le soigner mais elle n’avait pas l’intention de se laisser arrêter par cela. Il lui vint à l’esprit qu’elle n’avait jamais soigné personne dans sa vie, faute d’en avoir eu l’occasion ; elle était la benjamine de la famille et personne ne lui avait jamais laissé prendre aucune responsabilité de quelque ordre que ce fût, et elle ne s’était pas mariée, ni n’avait mis d’enfants au monde, ni même eu d’animaux familiers, et durant la période mouvementée de ses innombrables et tumultueuses liaisons, elle n’avait jamais jugé bon de rendre visite à un seul de ses amants quand ils étaient malades. Elle se dit que c’était très probablement pourquoi elle se trouvait soudain si résolue à garder le Ghayrog dans sa hutte. L’une des raisons pour lesquelles elle avait quitté Narabal pour aller dans la jungle était qu’elle voulait mener une vie différente et rompre avec les traits de caractère les plus laids de la Thesme d’antan.

Elle décida d’aller en ville le lendemain matin, de découvrir, si elle le pouvait, le genre de soins dont le Ghayrog avait besoin et d’acheter les médicaments et les provisions qui paraîtraient appropriés.

2

Au bout d’un long moment, elle retourna à la hutte. Vismaan était allongé dans la position où elle l’avait laissé, sur le dos, les bras raides le long du corps, et il ne semblait pas bouger du tout, hormis la perpétuelle ondulation serpentine de ses cheveux. Était-il endormi ? Après tous ses discours sur le fait de ne pas avoir besoin de sommeil ? Elle s’approcha de lui et examina attentivement l’étrange silhouette massive étendue sur son lit. Il avait les yeux ouverts, et elle vit qu’il la suivait du regard.

— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle.

— Pas bien. La marche dans la forêt a été plus pénible que je ne le pensais.

Elle posa la main sur son front. Sa peau ferme et squameuse était froide. Mais l’absurdité de son geste la fit sourire. Quelle était la température normale d’un Ghayrog ? Étaient-ils sujets à la fièvre et, dans ce cas, comment pouvait-elle le savoir ? Ils étaient des reptiles, après tout. Les reptiles faisaient-ils de la température quand ils étaient malades ? Soudain, tout cela lui sembla grotesque, cette idée de soigner une créature d’un autre monde.

— Pourquoi me touchez-vous la tête ? demanda-t-il.

— C’est ce que nous faisons quand un humain est malade. Pour voir s’il a de la fièvre. Je n’ai pas d’instruments médicaux ici. Savez-vous ce que je veux dire quand je parle de fièvre ?