— Il n’y a pas grand-chose. Je vous en rapporterai d’autre. Je crains que la journée ne soit bien morne.
— Il y aura peut-être de la visite.
— De la visite ! s’écria Thesme avec angoisse. Qui ? Quel genre de visite ? Personne ne vient jamais ici ! Ou bien voulez-vous parler d’un autre Ghayrog qui voyageait avec vous et qui vous chercherait ?
— Oh ! non, non. Il n’y avait personne avec moi. Je pensais que, peut-être, des amis à vous…
— Je n’ai pas d’amis, annonça gravement Thesme.
Cela lui parut stupide dès l’instant où elle le dit – s’attendrir ainsi sur soi-même avec ce ton mélodramatique. Mais le Ghayrog ne fit aucun commentaire, lui interdisant toute possibilité de se dédire, et pour cacher son embarras, elle s’affaira à passer avec soin son sac sur ses épaules.
Il garda le silence jusqu’à ce qu’elle fût prête à partir.
— Narabal est-elle une très belle ville ? demanda-t-il.
— Vous ne l’avez pas vue ?
— Je suis venu de Til-omon par l’intérieur. À Til-omon on m’a dit que Narabal était une ville superbe.
— Narabal est sans intérêt, dit Thesme. Des cabanes. Des rues boueuses. Des plantes grimpantes qui recouvrent tout et mettent les bâtiments en pièces avant qu’ils aient un an. On vous a dit cela à Til-omon ? On s’est moqué de vous. Les gens de Til-omon méprisent Narabal. Les villes sont rivales, vous savez – les deux principaux ports tropicaux. Si quelqu’un à Til-omon vous a dit que Narabal est une ville merveilleuse, il mentait, il vous raillait.
— Mais pourquoi faire cela ?
— Comment le saurais-je ? dit Thesme en haussant les épaules. Peut-être pour vous faire quitter Til-omon plus rapidement. En tout cas, n’espérez rien de Narabal. Dans mille ans, ce sera quelque chose, je suppose, mais pour l’instant, ce n’est qu’un trou perdu.
— Je souhaite tout de même la visiter. Quand ma jambe ira mieux, pourrez-vous me montrer Narabal ?
— Bien sûr, dit-elle. Pourquoi pas ? Mais vous serez déçu, je vous le promets. Et maintenant il faut que je parte. Je veux avoir fait la route jusqu’à Narabal avant le plus fort de la chaleur.
3
Tandis qu’elle se dirigeait d’un bon pas vers Narabal, elle se vit arrivant en ville un jour prochain en compagnie d’un Ghayrog. Comme ils allaient apprécier cela à Narabal ! Vismaan et elle seraient-ils accueillis par une grêle de pierres et de mottes de terre ? Les gens les montreraient-ils du doigt en ricanant et la repousseraient-ils quand elle voudrait les saluer ? Probablement. C’est encore cette folle de Thesme, se diraient-ils, qui amène en ville des créatures venues d’ailleurs, qui s’affiche avec des Ghayrogs au corps de serpent et qui fait probablement avec eux toutes sortes de choses contre nature là-bas dans la jungle. Oui, oui, se dit Thesme en souriant. Ce pourrait être drôle de se promener dans Narabal en compagnie de Vismaan. Elle essaierait dès qu’il serait capable de supporter une longue marche à travers la jungle.
Le sentier n’était rien d’autre qu’une piste grossièrement tracée, avec des encoches sur les arbres et de loin en loin un cairn, et il était envahi par la végétation en de nombreux endroits. Mais elle était devenue experte à voyager dans la jungle et elle perdait rarement son chemin pendant longtemps ; elle atteignit les plantations des faubourgs en fin de matinée et bientôt Narabal elle-même fut en vue, s’étageant à flanc de coteau et dégringolant de l’autre côté en formant un arc de cercle légèrement sinueux le long de la côte.
Thesme ne comprenait pas pourquoi quelqu’un avait voulu fonder une ville à cet endroit – aux antipodes de tout, à l’extrême pointe sud-ouest de Zimroel. C’était une idée de lord Melikand, le Coronal qui avait invité tous les habitants d’autres mondes à s’installer sur Majipoor, afin d’encourager le développement sur le continent occidental. À l’époque de lord Melikand, Zimroel n’avait que deux cités, toutes deux terriblement isolées, de véritables accidents géographiques, fondées aux premiers temps de la colonisation humaine de Majipoor, avant qu’il devienne manifeste que l’autre continent allait être le centre de la vie de la planète. Il y avait Pidruid au nord-ouest, avec son climat merveilleux et son impressionnant port naturel, et Piliplok, tout à fait de l’autre côté, sur la côte orientale, où les pêcheurs des dragons de mer migrateurs avaient leur base. Mais il y avait maintenant aussi un petit avant-poste appelé Ni-moya sur l’un des grands fleuves de l’intérieur. Til-omon avait surgi de terre sur la côte occidentale à la liséré de la zone tropicale, le bruit courait que dans les montagnes du centre on était en train de fonder une colonie, on supposait que les Ghayrogs fondaient une ville à environ quinze cents kilomètres à l’est de Pidruid ; et il y avait Narabal dans le sud étouffent et pluvieux, à la pointe du continent, encerclée par la mer. Quand on se tenait au bord du Chenal de Narabal et que l’on regardait vers la mer, on sentait peser de tout son poids la conscience d’avoir derrière soi des milliers de kilomètres d’étendues sauvages et derrière cela des milliers de kilomètres d’océan qui vous séparaient du continent d’Alhanroel où se trouvaient les vraies cités. Quand elle était jeune, Thesme trouvait terrifiant d’imaginer qu’elle vivait dans un lieu si éloigné des centres de la vie civilisée qu’il aurait aussi bien pu être sur une autre planète ; à d’autres moments, Alhanroel et ses cités prospères lui semblaient purement mythiques et Narabal était le véritable centre de l’univers. Elle n’était jamais allée ailleurs et n’avait aucun espoir de le faire. Les distances étaient trop grandes. La seule ville relativement proche était Til-omon, mais elle était déjà éloignée et ceux qui y étaient allés disaient qu’elle ressemblait beaucoup à Narabal, mais avec moins de pluie et le soleil brillant en permanence dans le ciel comme un gros œil vert inquisiteur et assommant.
À Narabal elle sentait des regards inquisiteurs posés sur elle partout où elle allait : tout le monde la fixait, comme si elle était venue en ville dans le plus simple appareil. Ils savaient tous qui elle était – Thesme l’excentrique qui s’était enfuie dans la jungle – et ils lui souriaient et lui faisaient des signes de la main et lui demandaient comment cela allait, et derrière ces menues civilités il y avait les yeux fixes, pénétrants et hostiles, qui la perçaient comme des vrilles et la sondaient pour découvrir les vérités cachées de sa vie. Pourquoi nous méprises-tu ? Pourquoi nous as-tu abandonnés ? Pourquoi partages-tu ton foyer avec un homme-serpent répugnant ? Et elle leur rendait leurs sourires et leurs signes de la main et disait : « Ça fait plaisir de vous revoir » et « Tout va pour le mieux » et elle répondait silencieusement aux regards inquisiteurs : « Je ne déteste personne. J’avais simplement besoin d’échapper à moi-même. J’aide le Ghayrog parce qu’il est temps que j’aide quelqu’un et qu’il s’est trouvé sur mon chemin. » Mais jamais ils ne pourraient comprendre.
Chez sa mère il n’y avait personne. Elle alla dans son ancienne chambre et bourra son sac à dos de livres et de cubes, puis elle pilla l’armoire à pharmacie pour y prendre des médicaments qu’elle pensait pouvoir être utiles à Vismaan, un pour réduire l’inflammation, un autre pour favoriser la guérison, un remède spécifique contre les fortes fièvres et d’autres encore… probablement tous inutiles pour un être de sa race, mais elle se dit que cela valait la peine d’essayer. Elle erra dans la maison qui était en train de lui devenir étrangère, bien qu’elle y eût vécu presque toute sa vie. Des planchers de bois à la place de feuilles jonchant le sol, de vraies fenêtres transparentes, des portes sur des gonds, un purificateur, un véritable purificateur mécanique avec des boutons et des poignées ! – toutes ces choses civilisées, les mille et une humbles petites choses que l’humanité avait inventées des milliers d’années auparavant sur un autre monde et auxquelles elle avait allègrement renoncé pour aller vivre dans sa petite hutte humide sur les murs de laquelle poussaient des branches vivantes…