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— Thesme ?

Elle leva les yeux, surprise. Sa sœur Mirifaine venait d’entrer : sa jumelle, pour ainsi dire, même visage, mêmes jambes et bras minces et longs, mêmes cheveux bruns et raides, mais de six ans son ainée, dix ans pour se faire à son mode de vie, une femme mariée, une mère, une travailleuse acharnée. Thesme avait toujours trouvé affligeant de regarder Mirifaine. C’était comme se regarder dans un miroir et se voir vieille.

— J’avais besoin d’un certain nombre de choses, dit Thesme.

— J’espérais que tu avais décidé de revenir à la maison.

— Pourquoi ?

Mirifaine se prépara à répondre – selon toute vraisemblance l’habituelle homélie, reprendre une vie normale, s’intégrer dans la société et se rendre utile, et cetera, et cetera – mais Thesme la vit changer d’avis avant d’avoir ouvert la bouche.

— Tu nous manques, ma chérie, dit finalement Mirifaine.

— Je fais ce que j’ai à faire. Cela m’a fait plaisir de te voir, Mirifaine.

— Tu ne peux pas au moins passer la nuit ici ? Maman ne va pas tarder à revenir… Elle serait ravie si tu restais dîner…

— J’ai une longue route à faire. Je ne peux pas rester plus longtemps.

— Tu as bonne mine, tu sais. Hâlée, en bonne santé. On dirait que la vie d’ermite te réussit, Thesme.

— Oui. Beaucoup.

— Cela ne te gêne pas de vivre seule ?

— J’adore ça, répondit Thesme en ajustant son sac à dos. Et toi, comment vas-tu ?

— Comme d’habitude, fit Mirifaine avec un haussement d’épaules. J’irai peut-être passer quelque temps à Til-omon.

— Veinarde.

— Oui, je crois. Cela me plairait bien de quitter la zone d’humidité et de prendre quelques vacances. Holthus y a travaillé tout le mois, sur un grand projet pour bâtir des villes nouvelles dans les montagnes – des logements pour tous ces étrangers qui commencent à arriver. Il veut que j’emmène les enfants, et je crois que je vais le faire.

— Des étrangers ? demanda Thesme.

— Tu n’es pas au courant ?

— Raconte-moi.

— Les habitants des autres mondes qui vivaient dans le nord commencent à arriver par ici. Il y a une race qui ressemble à des lézards avec des bras et des jambes humains qui aimerait établir des fermes dans la jungle.

— Les Ghayrogs.

— Alors tu en as entendu parler ? Et il y en a d’autres, tout bouffis et couverts de verrues, avec une tête de grenouille et une peau gris foncé – d’après Holthus, ils occupent presque tous les postes administratifs à Pidruid, douaniers, commis des marchés, des choses comme ça… en tout cas, on les embauche ici aussi maintenant, et Holthus et une association d’habitants de Til-omon dressent les plans de logements pour eux à l’intérieur des terres…

— Pour qu’ils ne souillent pas les villes côtières ?

— Comment ? Oui, je suppose que cela entre en ligne de compte… après tout, personne ne sait comment ils vont s’intégrer ici. Mais en fait, je pense que c’est seulement parce que nous n’avons pas de place à Narabal pour une telle quantité d’immigrants et je crois qu’il en va de même à Til-omon, alors…

— Oui, je vois, dit Thesme. Eh bien, embrasse tout le monde pour moi. Il faut que je me remette en route. J’espère que tu passeras de bonnes vacances à Til-omon.

— Thesme, s’il te plaît…

— S’il te plaît quoi ?

— Tu es si brusque, si froide, si distante ! fit tristement Mirifaine. Cela fait des mois que je ne t’ai vue et c’est à peine si tu supportes mes questions, et tu me regardes avec une telle colère… pourquoi de la colère, Thesme ? T’ai-je jamais fait du mal ? N’ai-je pas toujours été affectueuse ? Ne l’avons-nous pas tous toujours été ? Quel mystère tu es, Thesme !

Thesme savait qu’il était vain de tenter une fois de plus de s’expliquer. Personne ne la comprenait, personne ne la comprendrait jamais, surtout pas ceux qui prétendaient l’aimer.

— Considère cela comme une rébellion tardive d’adolescente, Miri, dit-elle en essayant de s’exprimer avec douceur. Vous avez tous été très gentils avec moi. Mais rien n’allait comme je le voulais et j’ai été obligée de partir.

Elle effleura du bout des doigts le bras de sa sœur.

— Peut-être reviendrai-je un de ces jours, poursuivit-elle.

— J’espère.

— Mais n’espère pas que cela se produise bientôt, dit Thesme. Dis bonjour à tout le monde pour moi.

Elle sortit.

Elle traversa la ville en tout hâte, mal à l’aise et tendue, craignant de se trouver nez à nez avec sa mère ou l’un de ses vieux amis, et en particulier l’un de ses anciens amants ; et en faisant ses courses, elle regardait furtivement autour d’elle, comme une voleuse, enfilant à plusieurs reprises une ruelle pour éviter quelqu’un qu’il lui fallait éviter. La rencontre avec Mirifaine avait été assez inquiétante. Elle ne s’était pas rendu compte, jusqu’à ce que Mirifaine le lui dise, qu’elle montrait de la colère ; mais Miri avait raison, oui, Thesme sentait encore en elle des vestiges étouffés de fureur frémissante. Ces gens, petits et sinistres, avec leurs petites ambitions, leurs petites craintes et leurs petits préjugés, coulant petitement des jours dénués de sens… ils la mettaient en rage. Se répandant sur Majipoor comme un fléau, grignotant les forêts inexplorées, écarquillant les yeux devant l’immensité infranchissable de l’océan, fondant des villes laides et boueuses dans des lieux d’une stupéfiante beauté, sans jamais s’interroger sur la fin de quoi que ce fût – c’était cela le pire, leur nature affable et passive. Ne levaient-ils jamais les yeux vers les étoiles en se demandant ce que tout cela signifiait, ce déferlement de l’humanité hors de la Vieille Terre, cette reproduction de la planète mère sur mille mondes conquis ? Se sentaient-ils concernés ? Cela aurait fort bien pu être la Vieille Terre, pour l’importance que cela avait, sauf que cette dernière n’était plus qu’une enveloppe pillée et vidée, morte et oubliée, alors que Majipoor, même après des siècles et des siècles d’occupation humaine, était encore belle ; mais, il y avait longtemps de cela, la Vieille Terre avait sans aucun doute été aussi belle que Majipoor l’était maintenant ; encore cinq mille ans, et Majipoor lui ressemblerait, avec des cités hideuses s’étalant sur des centaines de kilomètres partout où se portait le regard, des encombrements partout, des rivières remplies d’ordures, les animaux exterminés et les pauvres Changeformes dépossédés parqués dans des réserves, toutes les vieilles erreurs encore une fois renouvelées sur un monde vierge. Thesme bouillait d’une indignation si violente qu’elle en était stupéfaite. Elle n’avait jamais soupçonné que sa querelle avec le monde fut si totale. Elle avait cru qu’il s’agissait simplement de liaisons amoureuses ratées, de nerfs à fleur de peau et de buts personnels confus, mais pas de ce mécontentement véhément envers le genre humain tout entier qui l’avait si brusquement submergée. Mais en elle la fureur ne retombait pas. Elle avait envie de prendre Narabal et de la jeter dans l’océan. Mais elle ne pouvait pas faire cela, elle ne pouvait absolument rien changer, elle ne pouvait arrêter pendant une seule seconde la marche de ce qu’ils appelaient ici la civilisation ; tout ce qu’elle pouvait faire c’était prendre la fuite, retourner dans sa jungle, retrouver les plantes grimpantes entrelacées, l’air humide et brumeux et les animaux farouches des marais, regagner sa hutte, repartir auprès de son Ghayrog éclopé, qui faisait lui-même partie de la vague qui déferlait sur la planète mais dont elle allait s’occuper, qu’elle allait même chérir, parce que le reste de l’humanité le détestait, voire le haïssait, et qu’elle pourrait ainsi se servir de lui pour se distinguer d’eux d’une autre manière encore, et également parce qu’il avait besoin d’elle en ce moment et que nul n’avait jamais eu besoin d’elle.