Inyanna hocha la tête.
— Quand même, dit-elle. Je crois que tu te trompes.
— Je pense que tu te sous-estimes, dit Liloyve. Il y a des aspects de ton caractère qui sont plus apparents pour les autres que pour toi. Je les ai vus clairement le jour où nous sommes allées à la Perspective Nissimorn. Vas-y maintenant, vole-moi une bouteille de vin doré de Piliplok et une de lait de dragon, et trêve de bavardages. Si tu dois jamais entrer dans notre corporation de voleurs, c’est aujourd’hui que tu commences.
Il n’y avait pas moyen de faire autrement. Mais il n’y avait pas de raison de risquer de le faire seule. Inyanna demanda à Athayne, le cousin de Liloyve, de l’accompagner et ils se dirigèrent ensemble d’une démarche assurée chez un marchand de vin du passage Ossier – deux jeunes gens de Ni-moya allant s’acheter un peu de joie en bouteille. Un calme étrange envahit Inyanna. Elle chassa de son esprit tout ce qui était hors de propos, moralité, droit de propriété, peur du châtiment ; tout son esprit était tendu vers la tâche à accomplir, un vol de routine. Elle tenait naguère une boutique, maintenant elle les pillait, et il était inutile de compliquer la situation avec des hésitations philosophiques.
Un Ghayrog était derrière le comptoir de la boutique : des yeux froids qui ne cillaient jamais, une peau écailleuse et luisante, des cheveux qui se tortillaient, Inyanna, prenant une voix aussi grave que possible, demanda le prix du lait de dragon en fillette, en bouteille et en doublet. Pendant ce temps, Athayne s’occupait à regarder les petits vins rouges de l’intérieur. Le Ghayrog cita des prix. Inyanna eut l’air scandalisé. Le Ghayrog haussa les épaules. Inyanna leva une bouteille, étudia le liquide bleu pâle, fronça les sourcils et dit :
— Il est plus trouble que d’habitude.
— Cela varie d’année en année. Et de dragon en dragon.
— On pourrait croire que ce genre de chose est uniformisé.
— L’effet est uniforme, dit le Ghayrog avec l’équivalent froid et reptilien d’un petit sourire narquois et d’un regard égrillard. Quelques gorgées de ça, mon gars, et tu es bon pour la nuit !
— Je vais réfléchir un instant, dit Inyanna. Un royal n’est pas une faible somme, même si les effets sont merveilleux.
— C’était le signal pour Athayne qui se retourna.
— Ce vin de Mazadone, dit-il, il vaut vraiment trois couronnes le doublet ? Je suis certain qu’il était vendu deux couronnes la semaine dernière.
— Si vous le trouvez à deux, achetez-le à deux, répliqua le Ghayrog.
Athayne se renfrogna, fit le geste de reposer la bouteille sur l’étagère, vacilla et trébucha et renversa la moitié d’une rangée de fillettes. Le Ghayrog émit un sifflement de rage. Athayne, hurlant des excuses, essaya maladroitement d’arranger les choses et renversa d’autres bouteilles. Le Ghayrog se précipita vers les rayons en vociférant. Athayne et lui se heurtèrent dans leurs tentatives pour remettre de l’ordre et Inyanna choisit ce moment pour glisser la bouteille de lait de dragon dans sa tunique et y mettre un vin doré de Piliplok.
— Je crois que je vais aller regarder les prix ailleurs, dit-elle d’une voix forte, et elle sortit de la boutique.
C’était fini. Elle se força à ne pas se mettre à courir, bien qu’elle eût les joues empourprées et qu’elle fut persuadée que tous les passants savaient qu’elle était une voleuse, que les autres commerçants du passage allaient sortir en trombe pour lui mettre la main au collet et que le Ghayrog lui-même allait se lancer à sa poursuite dans un instant. Mais elle atteignit sans encombre le coin de la rue, tourna à gauche, vit la rue de maquillage et de parfums, la longea et entra dans la boutique d’huile et de fromage où Liloyve l’attendait.
— Prends-les, dit Inyanna. Elles me brûlent la poitrine.
— Bien joué ! lui dit Liloyve. Nous boirons le vin doré ce soir, en ton honneur !
— Et le lait de dragon ?
— Garde-le, dit Liloyve. Partage-le avec Calain, le soir où tu seras invitée à dîner à la Perspective Nissimorn.
Cette nuit-là, Inyanna resta éveillée pendant des heures, craignant de s’endormir, car le sommeil apportait les rêves et dans les rêves venaient les châtiments. Le vin avait été bu, mais la bouteille de lait de dragon était sous son oreiller et elle était démangée par l’envie de sortir furtivement et d’aller la rendre au Ghayrog. Toute une lignée d’ancêtres commerçants pesait sur sa conscience. Une voleuse, songea-t-elle, une voleuse, une voleuse, je suis devenue une voleuse à Ni-moya. De quel droit ai-je subtilisé ces bouteilles ? De quel droit, se répondit-elle, les deux autres m’ont-ils escroqué mes vingt royaux ? Mais qu’est-ce que cela avait à voir avec le Ghayrog ? S’ils me dépouillent, si cela m’autorise à dévaliser le Ghayrog et si celui-ci va prendre les marchandises de quelqu’un d’autre, où cela finit-il et comment la société peut-elle survivre ? Que la Dame me pardonne. Le Roi des Rêves va me fouailler l’âme. Mais elle s’endormit enfin ; elle ne pouvait s’empêcher à jamais de dormir ; et les rêves qu’elle fit étaient des rêves de merveille et de majesté où elle glissait, désincarnée, le long des grandes artères de la cité, passant devant le Boulevard de Cristal, le Musée des Mondes et le Portique Flottant et arrivant à la Perspective Nissimorn où le frère du duc lui prenait la main. Ce rêve la déconcerta, car elle ne pouvait aucunement le considérer comme un rêve de châtiment. Où était la moralité ? Où était la bonne conduite ? Cela allait à l’encontre de tout ce à quoi elle croyait. C’était pourtant comme si le destin avait voulu faire d’elle une voleuse. Tout ce qui lui était arrivé depuis un an l’avait poussée dans cette direction. C’était donc peut-être la volonté du Divin qu’elle devînt ce qu’elle était devenue. Inyanna sourit à cette pensée. Quel cynisme ! Mais c’était ainsi. Elle n’allait pas lutter contre le destin.
7
Elle volait souvent et elle volait bien. Son coup d’essai hésitant et terrifiant en matière de vol fut suivi en quelques jours de beaucoup d’autres. Elle errait librement dans le Grand Bazar, tantôt accompagnée de complices, tantôt seule, et fauchait par-ci par-là. C’était si facile qu’elle n’eut bientôt plus l’impression qu’il s’agissait d’un crime. Le Bazar était toujours encombré : on disait que la population de Ni-moya s’élevait presque à trente millions d’habitants et ils semblaient tous être dans le Bazar en permanence. Il y avait constamment une cohue grouillante. Les commerçants étaient harcelés et inattentifs, en butte à d’incessantes questions, discussions, marchandages et visites d’inspecteurs. Il n’était guère difficile d’évoluer dans les flots de passants et de prendre ce dont elle avait envie.
La majeure partie du butin était vendue. Un voleur professionnel pouvait à l’occasion garder quelque chose pour son propre usage et les repas étaient toujours pris sur place mais presque tout était volé en prévision d’une revente immédiate. C’était surtout la responsabilité des Hjorts qui vivaient avec la famille d’Agourmole. Ils étaient trois, Beyork, Hankh et Mozinhunt, qui faisaient partie d’un réseau de grande envergure qui écoulait les marchandises volées, une chaîne de Hjorts qui faisaient rapidement sortir le butin du Bazar et le faisaient passer dans les filières des grossistes qui finissaient souvent par le revendre aux commerçants à qui il avait été volé. Inyanna apprit rapidement ce qui était demandé par ces gens et ce qui ne valait pas la peine d’être volé.
Comme Inyanna était fraîchement arrivée à Ni-moya, les choses étaient particulièrement faciles pour elle. Tous les commerçants du Grand Bazar ne se montraient pas complaisants envers la corporation des voleurs et certains connaissaient de vue Liloyve, Athayne, Sidoun et les autres membres de la famille et leur ordonnaient de sortir de leur boutique dès qu’ils apparaissaient. Mais le jeune homme appelé Kulibhai était inconnu dans le Bazar et tant qu’Inyanna choisissait chaque jour une partie différente de cet endroit presque infini, il faudrait des années à ses victimes pour que sa silhouette leur devienne familière.