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Dans son travail, les dangers ne venaient pas tant des commerçants que des voleurs d’autre familles. Ils ne la connaissaient pas non plus et ils avaient l’œil plus vif que les commerçants, de sorte que les dix premiers jours, Inyanna fut appréhendée à trois reprises par un autre voleur. Ce fut terrifiant au début de sentir une main se refermer sur son poignet, mais elle resta calme et fit face à l’autre sans paniquer.

— Vous empiétez sur ma liberté, dit-elle posément. Je suis Kulibhai, le frère d’Agourmole.

La nouvelle se répandit rapidement. Après le troisième incident de ce genre, elle ne fut plus importunée.

Cela l’embarrassait d’opérer elle-même des arrestations. Au début, il lui était impossible de reconnaître les voleurs officiels des voleurs illégitimes et elle hésitait à saisir le poignet de quelqu’un qui, pour ce qu’elle en savait, chapardait dans le Bazar depuis l’époque de lord Kinniken. Il lui devint étonnamment facile de surprendre quelqu’un en train de commettre un vol, mais si elle ne pouvait consulter d’autre voleur du clan d’Agourmole, elle ne prenait aucune initiative. Elle en arriva petit à petit à reconnaître beaucoup des voleurs patents des autres familles, mais il ne se passait guère de jour sans qu’elle vît quelque silhouette inconnue fouillant dans les marchandises d’un commerçant et finalement, au bout de plusieurs semaines dans le Bazar, elle se sentit poussée à agir. Si elle arrêtait un voleur professionnel, elle pourrait toujours s’excuser ; mais l’essence du système était que non seulement elle volait mais également qu’elle maintenait l’ordre, et elle savait qu’elle manquait à ce devoir. Sa première arrestation fut celle d’une jeune fille crasseuse qui volait des légumes ; elle eut à peine le temps d’ouvrir la bouche, car la jeune fille lâcha sa prise et s’enfuit terrorisée. Le suivant se trouva être un vieux routier du vol, vaguement apparenté à Agourmole, qui expliqua aimablement à Inyanna son erreur ; le troisième, qui n’avait pas d’autorisation mais n’avait pas peur pour autant, répondit aux paroles d’Inyanna en poussant des jurons et en proférant des menaces et Inyanna répliqua calmement et mensongèrement que sept autres voleurs de la corporation les observaient et prendraient des mesures immédiates en cas de difficulté. Après cela, elle n’éprouva plus aucun scrupule et agit en toute liberté et avec confiance chaque fois qu’elle estima qu’il convenait de le faire.

Le vol lui-même cessa de tourmenter sa conscience, après ses premiers pas dans cette voie. Elle avait été élevée dans la crainte de la vengeance du Roi des Rêves si elle tombait dans le péché – cauchemars, tourments, une fièvre de l’âme dès qu’elle fermerait les yeux – mais soit le Roi ne considérait pas ce genre de chapardage et de larcin comme un péché, soit lui et ses serviteurs étaient trop occupés avec des criminels d’une autre envergure pour s’intéresser à son cas. Quelle que fût la raison, le Roi ne lui envoya pas de messages. De temps à autre, elle rêvait de lui, vieil ogre implacable transmettant ses mauvaises nouvelles depuis les étendues brûlantes et désertiques de Suvrael, mais cela n’avait rien d’extraordinaire ; le Roi pénétrait de temps en temps dans les rêves de tout le monde et cela ne signifiait pas grand-chose. Inyanna rêvait aussi de temps à autre à la bienheureuse Dame de l’Ile, la bienveillante mère du Coronal lord Malibor, et il lui semblait que cette douce femme secouait tristement la tête, comme pour dire qu’elle était fort déçue par sa fille Inyanna. Mais la Dame avait le pouvoir de s’adresser plus vigoureusement à ceux qui s’étaient écartés de sa voie et elle ne semblait pas le faire. En l’absence de tout châtiment moral, Inyanna en arriva bientôt à prendre sa profession avec désinvolture. Ce n’était pas un crime, simplement une redistribution des marchandises. Après tout, nul ne semblait beaucoup en souffrir.

Au bout de quelque temps, elle prit Sidoun, le frère aîné de Liloyve, pour amant. Il était plus petit qu’Inyanna et si maigre quelle sentait tous ses os en l’étreignant ; mais c’était un homme doux et attentionné qui jouait joliment de la harpe de poche et chantait de vieilles ballades d’une voix claire de ténor léger et plus elle sortait avec lui pour faire des expéditions de chapardage, plus elle trouvait sa compagnie agréable. Les chambres du repaire d’Agourmole furent réparties différemment et ils purent passer leurs nuits ensemble. Liloyve et les autres voleurs semblaient trouver cette situation charmante.

En compagnie de Sidoun, Inyanna allait de plus en plus loin pour écumer la grande cité. Ils formaient une équipe si efficace qu’il leur arrivait souvent d’avoir en une ou deux heures leurs quota du jour de marchandises volées, ce qui leur laissait le reste de la journée, car cela ne se faisait pas de dépasser son quota : le contrat social du Grand Bazar n’autorisait les voleurs à prélever impunément que certaines quantités de marchandises et pas plus. C’est ainsi qu’Inyanna commença à faire des excursions dans les ravissants quartiers périphériques de Ni-moya. L’un de ses endroits préférés était le Parc des Animaux Fabuleux, dans le faubourg vallonné de Gimbeluc, où elle pouvait se promener au milieu d’animaux d’autres époques qui avaient été chassés de leur domaine par le développement de la civilisation sur Majipoor. Elle y voyait des animaux aussi rares que le dimilion aux pattes flageolantes, un animal frêle au long cou qui se nourrissait de feuilles et était deux fois plus grand qu’un Skandar, ou le menu sigimoin avançant sur la pointe des pattes et qui avait une queue en panache à chaque extrémité, ou encore le zampidoon, cet oiseau gauche au grand bec dont les vols assombrissaient autrefois le ciel au-dessus de Ni-moya et qui n’existait plus que dans ce parc et comme l’un des emblèmes officiels de la cité. Par une sorte de magie qui avait dû être imaginée à une époque reculée, des voix s’élevaient du sol chaque fois que l’un de ces animaux passait à proximité, informant les spectateurs de son nom et de son habitat d’origine. Et puis le parc recelait aussi de ravissantes clairières retirées où Inyanna et Sidoun pouvaient se promener main dans la main, parlant peu, car Sidoun n’était pas bavard.

Certains jours, ils prenaient le bateau pour traverser le Zimr jusqu’à la rive de Nissimorn ou, de temps en temps, descendre jusqu’à l’embouchure de la Steiche qui, si on la suivait assez loin, menait au territoire Métamorphe interdit. Mais c’était un voyage de plusieurs semaines en remontant la rivière et ils n’allaient pas au-delà des petits villages de pêcheurs Lii, juste au sud de Nissimorn, où ils achetaient des poissons frais péchés, faisaient des pique-niques sur la plage, se baignaient et s’allongeaient au soleil. Ou bien, les soirs sans lune, ils allaient au Boulevard de Cristal où les réflecteurs tournants projetaient des motifs éblouissants de lumière changeante et contemplaient respectueusement les vitrines appartenant aux grandes compagnies de Majipoor, un musée dans la rue de marchandises précieuses, si somptueuses et exposées avec une telle opulence que même le plus audacieux des voleurs n’aurait pas osé y pénétrer. Ils dînaient souvent dans l’un des restaurants flottants et il leur arrivait fréquemment d’emmener Liloyve avec eux, car c’étaient les endroits qu’elle préférait dans toute la ville. Chaque îlot était un territoire lointain de la planète en miniature, avec les plantes qui y poussaient et les animaux qui y vivaient et avait pour spécialités les nourritures et les vins de cette région. Il y en avait un de la venteuse Piliplok où ceux qui pouvaient se le permettre dînaient de chair de dragon de mer, un de l’humide Narabal, avec ses riches baies et ses succulentes fougères, un de la grande Stee sur le Mont du Château, un restaurant de Stoien, un autre de Pidruid et un de Til-omon. Mais Inyanna apprit sans surprise qu’il n’y en avait aucun de Velathys, pas plus que Ilirivoyne, la capitale Changeforme, n’avait la chance d’avoir son îlot, ni Tolaghai, la ville de Suvrael écrasée de soleil, car Tolaghai et Ilirivoyne étaient des endroits auxquels la plupart des habitants de Majipoor n’aimaient pas penser et Velathys ne méritait tout simplement l’attention de personne.