Выбрать главу

Mais de tous les endroits qu’Inyanna visita en compagnie de Sidoun pendant ces après-midi et ces soirées de loisir, son préféré était le Portique Flottant. Cette galerie marchande longue d’un kilomètre et demi et suspendue au-dessus de la rue contenait les plus belles boutiques de Ni-moya, c’est-à-dire les plus belles de tout le continent de Zimroel, les plus belles en dehors de celles des riches cités du Mont. Quand ils s’y rendaient, Inyanna et Sidoun mettaient leurs plus élégants vêtements, ceux qu’ils avaient volés dans les meilleures boutiques du Grand Bazar – ils ne soutenaient pas la comparaison avec ce que portaient les aristocrates mais étaient bien supérieurs à leurs habits de tous les jours. Inyanna appréciait de se débarrasser des vêtements masculins qu’elle portait dans le rôle de Kulibhai le voleur et de se parer de robes collantes pourpres ou vertes qui la moulaient en laissant ses longs cheveux roux flotter librement. Effleurant du bout des doigts ceux de Sidoun, elle faisait la grande promenade du Portique, s’abandonnant à d’agréables rêveries tandis qu’ils admiraient les bijoux, les masques de plumes, les amulettes polies et les bibelots de métal qui étaient à la disposition, pour une poignée de pièces luisantes d’un royal, des vrais riches. Elle savait que rien de tout cela ne lui appartiendrait jamais, car une voleuse qui volerait assez bien pour s’offrir ces articles de luxe serait un danger pour la stabilité du Grand Bazar ; mais il était déjà bien agréable de regarder les trésors du Portique Flottant et de faire semblant.

Ce fut lors de l’une de ces sorties sur le Portique Flottant qu’Inyanna fut entraînée dans l’orbite de Calain, le frère du duc.

8

Elle ne soupçonnait absolument pas, bien entendu, qu’il allait en être ainsi. La seule chose à laquelle elle avait pensé était à un petit flirt innocent pour prolonger les rêveries que suscitait une visite au Portique Flottant. C’était une douce soirée de la fin de l’été et elle était vêtue d’une de ses robes les plus légères, un tissu extrêmement fin, encore plus arachnéen que le treillis qui soutenait le Portique, et elle se trouvait en compagnie de Sidoun dans la boutique de sculptures d’os de dragon, examinant les extraordinaires chefs-d’œuvre gros comme l’ongle du pouce d’un capitaine Skandar qui produisait des entrelacs d’éclats d’ivoire hautement invraisemblables, quand quatre hommes vêtus de robes de la noblesse entrèrent. Sidoun disparut immédiatement dans un coin sombre, car il savait que ses vêtements, son maintien et sa coupe de cheveux attestaient qu’il n’était pas leur égal ; mais Inyanna, consciente du fait que sa ligne et le regard froid de ses yeux verts pouvaient compenser toutes sortes de déficiences dans ses manières, resta hardiment à sa place au comptoir. L’un des hommes jeta un coup d’œil à la sculpture qu’elle tenait à la main.

— Si vous achetez cela, dit-il, vous vous ferez un beau cadeau.

— Je n’ai pas encore pris de décision, répliqua Inyanna.

— Puis-je la voir ?

Elle la laissa délicatement tomber dans sa paume et en même temps plongea effrontément son regard dans le sien. Il sourit mais fixa surtout son attention sur l’objet d’ivoire, un globe de Majipoor façonné à partir de nombreux petits panneaux coulissants d’os. Au bout d’un moment, il s’adressa au propriétaire.

— Le prix ? demanda-t-il.

— C’est un cadeau, répondit l’autre, un Ghayrog mince à l’air austère.

— Très bien, dit l’aristocrate. Et je vous l’offre aussi.

Il reposa la breloque dans la main d’Inyanna, médusée. Son sourire se fit plus intime.

— Vous êtes de cette ville ? demanda-t-il posément.

— J’habite à Strelain, répondit-elle.

— Dînez-vous souvent sur l’îlot de Narabal ?

— Quand l’envie m’en prend.

— Bien. Voulez-vous vous y trouver demain au coucher du soleil ? Il y aura quelqu’un avide de faire votre connaissance.

Dissimulant sa stupéfaction, Inyanna s’inclina. L’aristocrate s’inclina à son tour et se retourna ; il fit l’acquisition de trois petites sculptures et laissa tomber sur le comptoir une bourse remplie de pièces ; puis ils partirent. Inyanna ne pouvait détacher les yeux de l’objet précieux qu’elle avait dans la main. Sidoun sortit de l’ombre.

— Cela vaut une douzaine de royaux ! chuchota-t-il. Revends-le au marchand !

— Non, dit-elle.

— Qui était cet homme ? demanda-t-elle au propriétaire.

— Vous ne le connaissez pas ?

— Je ne vous aurais pas demandé son nom si je le savais.

— Oui. Oui.

Le Ghayrog émit de petits sifflements.

— C’est Durand Livolk, le chambellan du duc.

— Et les trois autres ?

— Deux sont au service du duc et le troisième est un compagnon de Calain, le frère du duc.

— Ah ! dit Inyanna.

Elle leva le globe d’ivoire.

— Pouvez-vous le monter sur une chaîne ?

— C’est l’affaire d’un instant.

— Quel est le prix d’une chaîne digne de cet objet ?

Il lui lança un long regard rusé.

— La chaîne va avec la sculpture, et comme la sculpture est un présent, il en est de même de la chaîne.

Il fixa de fins maillons d’or à la boule d’ivoire et enferma la breloque dans une boîte de peau de stick luisante.

— Au moins vingt royaux avec la chaîne ! marmonna Sidoun avec stupéfaction quand ils furent sortis. Emporte-le dans cette boutique et vends-le, Inyanna !

— C’est un présent, dit-elle d’un ton glacial. Je le porterai demain soir, pour dîner sur l’îlot de Narabal.

Mais elle ne pouvait pas se rendre à ce dîner avec la robe qu’elle portait ce soir-là ; il lui fallut le lendemain deux heures de recherches assidues pour en dénicher une qui fût aussi arachnéenne et coûteuse dans les boutiques du Grand Bazar. Mais elle finit par en découvrir une qui la laissait presque nue mais drapait sa nudité de mystère ; et c’est celle qu’elle mit pour se rendre à l’îlot de Narabal, la sculpture d’ivoire pendant entre ses seins.

Au restaurant, elle n’eut pas besoin de donner son nom. En descendant du ferry-boat, elle fut accueillie par un Vroon digne et sombre revêtu de la livrée ducale qui la conduisit à travers les bouquets luxuriants des plantes grimpantes et de fougères jusqu’à une tonnelle ombreuse, retirée et odorante, dans une partie de l’île séparée du restaurant principal par de denses plantations. Trois personnes l’attendaient à une table luisante de bois de nigtflower poli sous une plante grimpante dont l’épaisse tige velue soutenait d’énormes fleurs bleues globulaires. L’une de ces personnes était Durand Livolk, celui qui lui avait offert la sculpture d’ivoire. La deuxième était une femme, mince et brune, aussi lisse et luisante que le dessus de table. La troisième était un homme d’environ le double de l’âge d’Inyanna, au corps fragile, aux lèvres minces et pincées et aux traits doux. Tous trois étaient vêtus avec une telle magnificence qu’Inyanna eut honte de sa mise recherchée. Durand Livolk se leva avec aisance et s’approcha d’Inyanna.