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— Vous paraissez encore plus jolie ce soir, murmura-t-il. Venez, je vais vous présenter des amis. Voici ma compagne, la dame Tisiorne ; et voici…

L’homme d’aspect chétif se leva.

— Je suis Calain de Ni-moya, dit-il simplement, d’une voix douce et veloutée.

Inyanna fut déconcertée, mais cela ne dura qu’un instant. Elle avait pensé que le chambellan du duc la voulait pour lui-même ; elle comprenait maintenant que Durand Livolk l’avait simplement racolée pour le frère du duc. Cela alluma en elle une indignation fugitive, mais qui s’éteignit rapidement. Pourquoi se vexer ? Combien de jeunes femmes de Ni-moya avaient la chance de dîner sur l’îlot de Narabal avec le frère du duc ? Si quelqu’un d’autre aurait pu avoir l’impression d’être utilisé, tant pis ; elle avait bien l’intention de rendre la pareille, dans cet échange.

Elle avait une place prête à côté de Calain. Elle la prit et le Vroon apporta immédiatement un plateau de liqueurs, toutes inconnues d’elle, dont les couleurs phosphorescentes se mélangeaient et tourbillonnaient. Elle en prit une au hasard : elle avait la saveur des brouillards de montagne et provoqua instantanément des picotements sur ses joues et dans ses oreilles. D’au-dessus lui parvenait le crépitement d’une légère pluie tombant sur les larges feuilles vernissées des arbres et des plantes grimpantes mais pas sur les dîneurs, Inyanna savait que la riche végétation tropicale de cette île était entretenue par de fréquentes pluies artificielles qui reproduisaient le climat de Narabal.

— Avez-vous des plats préférés ici ? demanda Calain.

— Je préférerais que vous commandiez pour moi.

— Comme vous voulez. Votre accent n’est pas celui de Ni-moya.

— De Velathys, répondit-elle. Je ne suis ici que depuis l’an dernier.

— Sage initiative, dit Durand Livolk. Qu’est-ce qui vous a poussé à la prendre ?

— Je crois que je raconterai l’histoire une autre fois, dit Inyanna en riant.

— Votre accent est charmant, dit Calain. Nous avons rarement l’occasion de rencontrer ici des gens de Velathys. Est-ce une belle ville ?

— Pas précisément, monseigneur.

— Pourtant, nichée dans les Gonghars… cela doit certainement être beau de voir ces grandes montagnes tout autour de soi.

— C’est possible. On arrive à ne plus prêter attention à ce genre de choses quand on y passe toute sa vie. Peut-être que même Ni-moya pourrait commencer à sembler quelconque pour quelqu’un qui y aurait toujours vécu.

— Où demeurez-vous ? demanda Tisiorne.

— À Strelain, répondit Inyanna.

Puis, malicieusement, car elle venait de prendre un autre verre de liqueur et commençait à en sentir les effets, elle ajouta :

— Dans le Grand Bazar.

— Dans le Grand Bazar ? répéta Durand Livolk.

— Oui. Sous la rue des fromagers.

— Et pour quelle raison avez-vous élu domicile là-bas ? demanda Tisiorne.

— Oh ! répondit légèrement Inyanna, pour être près de mon lieu de travail.

— Dans la rue des fromagers ? demanda Tisiorne d’une voix où l’horreur commençait à percer.

— Vous vous méprenez. Je suis employée dans le Bazar, mais pas par les marchands. Je suis une voleuse.

Les mots tombèrent de ses lèvres comme la foudre frappant les cimes. Inyanna vit un brusque regard de stupéfaction passer de Calain à Durand Livolk et le sang monter au visage du chambellan. Mais ces gens étaient des aristocrates et ils avaient un sang-froid aristocratique. Calain fut le premier à revenir de sa stupeur. Il sourit calmement.

— J’ai toujours pensé que c’était une profession qui exigeait de la grâce, de la dextérité et de la vivacité d’esprit, dit-il.

Il choqua son verre contre celui d’Inyanna.

— Je vous salue, voleuse qui ne fait pas mystère de son état. Il y a là une honnêteté qui fait défaut à beaucoup d’autres.

Le Vroon revint, portant une grande jatte en porcelaine remplie de baies bleu pâle, d’aspect cireux, aux reflets blancs. Inyanna savait que c’étaient des thokkas – le fruit préféré de Narabal, dont on disait qu’il échauffait le sang et faisait monter la passion. Elle en prit quelques-uns dans la jatte ; Tisiorne en choisit soigneusement un seul ; Durand Livolk en prit une poignée et Calain encore plus. Inyanna remarqua que le frère du duc mangeait même les graines, ce qui était censé être le plus efficace. Tisiorne enleva les graines de son thokka, ce qui provoqua une grimace désabusée de Durand Livolk. Inyanna ne suivit par l’exemple de Tisiorne. Puis il y eut des vins, de petits morceaux de poisson épicé, des huîtres flottant dans leur jus, un plat de petits champignons aux douces teintes pastel et enfin un cuissot de viande odorante – une cuisse de bilantoon géant des forêts de l’est de Narabal, dit Calain. Inyanna mangea avec modération, une bouchée de ceci, un morceau de cela. Cela semblait être le plus convenable, et aussi le plus raisonnable. Au bout d’un moment, des jongleurs Skandars arrivèrent et firent des choses merveilleuses avec des torches, des couteaux et des hachettes, ce qui leur valut des applaudissements chaleureux des quatre dîneurs. Calain lança une pièce brillante aux artistes velus à quatre bras – Inyanna vit avec stupéfaction que c’était une pièce de cinq royaux. Plus tard, il plut de nouveau, mais pas sur eux, et encore plus tard, après une autre tournée de liqueurs, Durand Livolk et Tisiorne s’excusèrent gracieusement et laissèrent Calain et Inyanna en tête-à-tête dans l’obscurité brumeuse.

— Êtes-vous vraiment une voleuse ? demanda Calain.

— Vraiment. Mais ce n’était pas mon projet initial. Je possédais une boutique à Velathys.

— Et alors ?

— J’ai été victime d’une escroquerie, dit-elle. Et je suis arrivée à Ni-moya sans le sou. Il me fallait trouver un métier et j’ai rencontré des voleurs qui m’ont semblé gentils et sympathiques.

— Et maintenant vous avez rencontré des voleurs d’une tout autre envergure, dit Calain. Est-ce que cela vous gêne ?

— Vous vous considérez donc comme un voleur ?

— J’ai eu la chance d’être de haute naissance. Je ne travaille pas, sauf pour aider mon frère quand il a besoin de moi. Je vis dans un luxe qui dépasse l’imagination de la plupart des gens. Rien de tout cela n’est mérité. Avez-vous vu ma demeure ?

— Je la connais bien. Seulement de l’extérieur, bien entendu.

— Aimeriez-vous en voir l’intérieur ce soir ?

Inyanna eut une pensée fugitive pour Sidoun qui l’attendait dans la salle aux murs blanchis à la chaux sous la rue des fromagers.

— Beaucoup, répondit-elle. Et quand je l’aurai vu, je vous raconterai une petite histoire sur moi et la Perspective Nissimorn et dans quelles circonstances je suis venue à Ni-moya.

— Je suis sûr que ce sera très amusant. Nous y allons ?

— Oui, répondit Inyanna. Mais cela vous ennuierait-il si je m’arrêtais d’abord au Grand Bazar ?

— Nous avons toute la nuit, dit Calain. Rien ne nous presse.

Le Vroon en livrée apparut et les éclaira à travers les jardins luxuriants jusqu’au quai de l’île où un ferry privé attendait. Il les transporta jusqu’à la rive ; entre-temps, un flotteur avait été appelé et peu après Inyanna se retrouva sur la place de la porte Pidruid.

— Je n’en ai pas pour longtemps, murmura Inyanna.

Spectrale dans sa robe légère et collante, elle se perdit rapidement dans la foule qui, même à cette heure tardive, se pressait dans le Bazar. Elle descendit dans le repaire souterrain. Les voleurs étaient rassemblés autour d’une table et jouaient à un jeu avec des jetons de verre et des dés d’ébène. Ils l’acclamèrent et l’applaudirent quand elle fit majestueusement son entrée, mais elle ne répondit que par un sourire rapide et forcé et prit Sidoun à part.