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— Je ressors, dit-elle à voix basse, et je ne rentrerai pas cette nuit. Me pardonnes-tu ?

— Il n’est pas donné à tout le monde de taper dans l’œil du chambellan du duc.

— Ce n’est pas le chambellan du duc, dit-elle. C’est le frère du duc.

Elle effleura des lèvres la bouche de Sidoun. Il avait les prunelles vitreuses après ce qu’elle venait de dire.

— Demain, nous irons au Parc des Animaux Fabuleux, d’accord, Sidoun ?

Elle l’embrassa de nouveau et se rendit dans sa chambre. Elle sortit la bouteille de lait de dragon de dessous l’oreiller, où elle était cachée depuis plusieurs mois. De retour dans la pièce centrale, elle s’arrêta devant la table de jeu, se pencha vers Liloyve et ouvrit la main, lui montrant la bouteille. Liloyve écarquilla les yeux. Inyanna lui fit un clin d’œil.

— Te souviens-tu pour quelle occasion je la gardais ? Tu m’as dit de la partager avec Calain quand j’irai à la Perspective Nissimorn. Eh bien…

Liloyve avait le souffle coupé. Inyanna lui adressa un nouveau clin d’œil, l’embrassa et sortit.

Beaucoup plus tard cette nuit-là, quand elle sortit la bouteille et l’offrit au frère du duc, elle se demanda en proie à une panique subite si ce n’était pas un grave manquement à l’étiquette de lui offrir ainsi un aphrodisiaque, ce qui pouvait impliquer que son utilisation était souhaitable. Mais Calain ne se froissa pas. Il fut, ou tout au moins fit semblant d’être touché par son présent ; il versa solennellement le lait bleuté dans des bols de porcelaine si fins qu’ils en étaient presque transparents, il lui mit cérémonieusement un bol dans la main, il leva l’autre et la salua. Le lait de dragon était un breuvage curieux et amer qu’Inyanna eut de la peine à avaler ; mais elle y réussit et sentit presque aussitôt sa chaleur se répandre dans ses cuisses. Calain sourit. Ils étaient dans la Salle des Fenêtres de la Perspective Nissimorn où une feuille de verre bordée d’or et d’un seul tenant offrait une vue de trois cent soixante degrés du port de Ni-moya et de la lointaine rive méridionale du fleuve. Calain appuya sur un bouton. La grande fenêtre devint opaque. Un lit circulaire s’éleva silencieusement du sol. Il la prit par la main et l’attira vers le lit.

9

Être la concubine du frère du duc semblait être une ambition assez haute pour une voleuse du Grand Bazar. Inyanna ne se faisait aucune illusion sur sa relation avec Calain. Durand Livolk l’avait choisie uniquement pour sa beauté, peut-être quelque chose dans ses yeux, dans ses cheveux, dans la manière dont elle se tenait. Et Calain, bien qu’il se fut attendu à trouver une femme plus proche de sa propre classe, avait manifestement trouvé quelque chose de charmant dans le fait de se retrouver avec quelqu’un de l’échelon le plus bas de la société ; c’est ainsi qu’elle avait eu sa soirée à l’îlot de Narabal et sa nuit à la Perspective Nissimorn. Cela avait été un bel intermède et le lendemain matin, elle retournerait au Grand Bazar avec un souvenir qu’elle garderait jusqu’à la fin de sa vie, et ce serait tout.

Mais il n’en fut rien.

Ils ne dormirent pas cette nuit-là – elle se demanda si c’était l’effet du lait de dragon ou s’il était toujours comme cela – et à l’aube, ils errèrent nus à travers le majestueux bâtiment pour qu’il puisse lui montrer ses trésors ; et au petit déjeuner, qu’ils prirent sur une véranda dominant le jardin, il lui proposa une promenade dans son parc privé à Istmoy. Ce n’allait donc pas être une aventure d’une seule nuit. Elle se demanda si elle devait prévenir Sidoun au Bazar et l’avertir qu’elle ne rentrerait pas ce jour-là, mais elle se rendit compte que Sidoun n’aurait pas besoin d’être prévenu. Il interpréterait correctement son silence. Elle n’avait pas l’intention de lui faire de la peine, mais d’autre part elle ne lui devait rien, sinon la politesse la plus élémentaire. Elle s’était embarquée dans l’un des grands événements de sa vie, et quand elle retournerait au Bazar, ce ne serait pas par égard pour Sidoun mais simplement parce que l’aventure serait terminée.

Il se trouva qu’elle passa les six jours suivants en compagnie de Calain. Le jour, ils naviguaient sur le fleuve sur son yacht majestueux, ou se promenaient la main dans la main dans le parc privé du duc, un lieu où pullulaient les animaux en surplus du Parc des Animaux Fabuleux, ou restaient simplement allongés sur la véranda de la Perspective Nissimorn, regardant la trajectoire du soleil au-dessus du continent, de Piliplok à Pidruid. Et la nuit, ce n’étaient que réjouissances et festivités, des dîners tantôt dans l’un des restaurants flottants, tantôt dans l’une des grandes maisons de Ni-moya, un soir même au palais ducal. Le duc ressemblait très peu à Calain : il était beaucoup plus robuste et beaucoup plus âgé, l’air las et peu enclin à la tendresse. Mais il sut se montrer charmant avec Inyanna, la traitant avec grâce et gravité, sans lui faire sentir une seule fois qu’elle était une fille des rues que son frère avait ramassée dans le Bazar. Inyanna vivait ces événements avec la sorte d’approbation détachée dont on fait preuve dans les rêves. Elle savait que ce serait grossier de se montrer trop respectueuse. Et qu’il serait encore pire de feindre d’avoir un rang et un raffinement égaux. Mais elle adopta un comportement qui était mesuré sans être humble, agréable sans être effronté, et cela sembla efficace. Au bout de quelques jours, il commença à lui sembler naturel d’être assise à une table en compagnie de dignitaires qui revenaient du Mont du Château avec les derniers potins sur le Coronal lord Malibor et son entourage, ou qui pouvaient raconter des histoires de chasse dans les marches septentrionales avec le Pontife Tyeveras à l’époque où il était Coronal sous Ossier, ou encore qui avaient rencontré il y avait peu la Dame de l’Ile au Temple Intérieur. Elle prit tellement d’assurance dans la compagnie de ces grands que si quelqu’un s’était tourné vers elle et lui avait demandé : « Et vous, madame, comment avez-vous passé ces derniers mois ? » elle aurait répondu tranquillement : « Comme voleuse dans le Grand Bazar », comme elle l’avait fait le premier soir sur l’îlot de Narabal. Mais on ne lui posa pas la question. Elle découvrit qu’à ce niveau de la société la curiosité oiseuse n’était pas de mise, mais qu’on laissait autrui dévoiler ses histoires à sa convenance.

En conséquence, quand Calain lui dit le septième jour de se préparer à retourner au Bazar, elle ne lui demanda ni s’il avait apprécié sa compagnie, ni s’il s’était lassé d’elle. Il l’avait choisie comme compagne pendant un certain temps ; ce moment était maintenant terminé. Elle avait passé une semaine qu’elle n’oublierait jamais.

Mais cela lui donna un coup de retourner au repaire des voleurs. Un flotteur somptueusement équipé l’emmena de la Perspective Nissimorn à la Porte Piliplok du Grand Bazar et un serviteur de Calain lui plaça dans les bras le petit paquet de trésors que Calain lui avait offerts durant la semaine qu’ils avaient passée ensemble. Puis le flotteur disparut et Inyanna plongea dans le chaos du Bazar aux effluves de sueur, et ce fut comme si elle se réveillait d’un rêve rare et magique. Elle suivait les allées grouillantes sans que personne l’appelle, car ceux qui la connaissaient dans le Bazar la connaissaient sous son apparence masculine de Kulibhai, et elle portait des vêtements de femme. Elle se frayait un chemin à travers la foule tourbillonnante, baignant encore dans l’aura de l’aristocratie et cédant d’instant en instant à un sentiment de découragement et de perte tandis qu’il lui devenait évident que le rêve était terminé et qu’elle avait retrouvé la réalité. Ce soir-là, Calain allait dîner avec le duc de Mazadone qui lui rendait visite et le lendemain, il remonterait la Steiche avec ses invités pour une expédition de pêche, et le surlendemain… oh ! elle n’en savait rien, mais ce qu’elle savait c’est que ce jour-là elle serait en train de voler de la dentelle, des bouteilles de parfum et des rouleaux de tissu. Les larmes lui montèrent aux yeux, mais elle les refoula en se disant que c’était idiot, qu’elle ne devait pas se lamenter de son départ de la Perspective Nissimorn mais plutôt se réjouir d’avoir pu y passer une semaine.