Il n’y avait personne dans les salles souterraines, à l’exception de Beyork le Hjort et de l’un des Métamorphes. Ils se contentèrent d’un signe de tête quand Inyanna entra. Elle alla dans sa chambre et enfila le costume de Kulibhai. Mais elle ne pouvait se résoudre à reprendre si vite ses activités de voleuse. Elle cacha soigneusement sous son lit son paquet de bijoux et de parures, présents de Calain. En les vendant elle pourrait gagner assez d’argent pour se dispenser de voler pendant un ou deux ans ; mais elle n’avait nullement l’intention de se séparer ne fût-ce que du plus petit d’entre eux. Elle décida de retourner le lendemain dans le Bazar. Mais en attendant, elle s’allongea sur le ventre sur le lit qu’elle allait de nouveau partager avec Sidoun, et quand elle sentit les larmes venir, elle les laissa couler. Au bout d’un moment, elle se leva, se sentant plus calme, se lava et attendit que les autres reviennent.
Sidoun l’accueillit avec une grande noblesse d’âme. Pas une question sur ses aventures, pas de trace de ressentiment, pas une insinuation perfide ; il lui sourit, lui prit la main, lui dit qu’il était content qu’elle fut revenue, lui offrit une gorgée de vin d’Alhanroel qu’il venait de voler et lui raconta deux ou trois histoires qui s’étaient passées dans le Bazar durant son absence. Elle se demanda si le fait de savoir que le dernier homme qui avait touché son corps était le frère du duc n’allait pas créer une inhibition chez Sidoun, mais quand ils furent au lit, il la prit tendrement et sans hésiter dans ses bras et pressa avec enthousiasme et jubilation son corps maigre et osseux contre le sien. Le lendemain, après leur tournée dans le Bazar, ils se rendirent ensemble au Parc des Animaux Fabuleux et virent pour la première fois le gossimaule de Glayge, si fin qu’il en était presque invisible de côté, ils le suivirent un peu jusqu’à ce qu’il disparaisse et rirent comme s’ils n’avaient jamais été séparés.
Les autres voleurs témoignèrent un grand respect à Inyanna pendant quelques jours, car ils savaient où elle était allée et ce qu’elle avait dû faire, et cela lui conférait l’étrangeté qui s’attache à ceux qui évoluent dans des cercles élevés. Seule Liloyve osa lui en parler directement, et une seule fois.
— Que trouvait-il en toi ? demanda-t-elle.
— Comment le saurais-je ? C’était comme un rêve.
— Je pense que ce n’est que justice.
— Que veux-tu dire ?
— Que l’on t’a promis à tort la Perspective Nissimorn, et que c’est une sorte de réparation. Le Divin équilibre le bien et le mal, tu comprends ?
Liloyve se mit à rire.
— Tu en as eu pour les vingt royaux que l’on t’a escroqués, non ?
Inyanna reconnut que c’était vrai. Mais elle découvrit bientôt que la dette n’était pas encore totalement remboursée. Le Steldi suivant, alors qu’elle passait devant les baraques des changeurs, subtilisant une pièce de-ci de-là, elle sentit brusquement une main sur son poignet et se demanda quel imbécile de voleur, ne l’ayant pas reconnue, essayait de l’arrêter. Mais ce n’était que Liloyve. Elle avait le visage empourpré et les yeux écarquillés.
— Rentre tout de suite à la maison ! s’écria-t-elle.
— Que se passe-t-il ?
— Il y a deux Vroons qui t’attendent. Tu es mandée par Calain, et ils disent que tu dois emporter toutes tes affaires, car tu ne reviendras plus au Grand Bazar.
10
C’est ainsi qu’Inyanna Forlana, de Velathys, une ancienne voleuse, s’installa à la Perspective Nissimorn comme compagne de Calain de Ni-moya. Calain ne lui fournit aucune explication, et elle n’en demanda pas. Il la voulait près de lui, et c’était une explication suffisante. Les premières semaines, elle s’attendait encore tous les matins à ce qu’on lui dise de se préparer à retourner au Bazar, mais cela ne se produisit pas et après quelque temps, elle cessa d’envisager cette possibilité. Elle suivit Calain partout où il alla : dans les marais du Zimr pour chasser le gihoma, à Dulorn l’étincelante pour passer une semaine au Cirque Perpétuel, à Khyntor pour le Festival des Geysers et même dans la mystérieuse et pluvieuse province de Piurifayne pour explorer la sombre patrie des Changeformes. Et elle qui avait passé les vingt premières années de sa vie dans la minable Velathys en arriva à considérer comme allant de soi de voyager comme un Coronal faisant le Grand Périple aux côtés du frère d’un duc. Mais elle ne perdait jamais tout à fait le sens des proportions et ne manquait jamais de voir l’ironie et l’absurdité des étranges transformations que sa vie avait subies.
Elle ne fut pas non plus étonnée de se trouver un jour assise à table à côté du Coronal en personne. Lord Malibor était venu à Ni-moya en visite officielle, car il lui incombait d’entreprendre tous les huit ou dix ans un voyage sur le continent occidental pour montrer aux populations de Zimroel qu’elles occupaient dans les pensées du monarque une place égale à celle des habitants de son continent natal d’Alhanroel. Le duc offrit le banquet de rigueur et Inyanna fut placée à la table d’honneur avec le Coronal à sa droite et Calain à sa gauche, et le duc et son épouse de l’autre côté de lord Malibor. Inyanna avait naturellement appris à l’école le nom des grands Coronals, Stiamot, Confalume, Prestimion, Dekkeret et tous les autres, et sa mère lui avait souvent dit que c’était le jour même de sa naissance que la nouvelle était parvenue à Velathys que le vieux Pontife Ossier était mort et que lord Tyeveras lui avait succédé et avait choisi un homme de la cité de Bombifale, un certain Malibor, pour être le nouveau Coronal ; puis les nouvelles pièces de monnaie étaient enfin arrivées dans sa province, et elles montraient lord Malibor, un homme à la face large, aux yeux écartés et aux sourcils touffus. Mais elle avait plus ou moins douté pendant toutes ces années que des êtres tels que les Coronals et les Pontifes existassent réellement et là, elle se trouvait avec son coude à deux ou trois centimètres de celui de lord Malibor, et la seule chose dont elle s’émerveillait était de voir à quel point cet homme grand et massif vêtu de vert et d’or, les couleurs impériales, ressemblait à l’homme dont le visage figurait sur les pièces. Elle s’était attendue que les portraits fussent moins précis.
Il lui semblait normal que la conversation d’un Coronal dût tourner avant tout autour d’affaires d’État. Mais, en fait, lord Malibor semblait parler surtout de chasse. Il était allé dans tel endroit écarté pour abattre tel animal rare et dans tel autre endroit inaccessible et désagréable pour rapporter la tête de tel autre animal difficile, et ainsi de suite. Et il ajoutait une nouvelle aile au Château pour y loger tous ses trophées.
— Dans un ou deux ans, dit le Coronal, je compte sur Calain et sur vous pour me rendre visite au Château. La salle des trophées sera terminée d’ici là. Je sais que cela vous plaira de voir cette collection d’animaux, tous préparés par les meilleurs taxidermistes du Mont du Château.