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De fait, Inyanna attendait avec impatience de visiter le Château de lord Malibor, car l’immense résidence du Coronal était un lieu légendaire qui entrait dans les rêves de tout un chacun, et elle ne pouvait rien imaginer de plus merveilleux que de monter au sommet de l’énorme Mont du Château et de se promener dans ce grand édifice, vieux de plusieurs millénaires, et d’explorer ses milliers de salles. Mais elle trouvait répugnante l’obsession de lord Malibor pour le sang. Quand il parlait de tuer des amorfibots, des ghalvars, des sigimoins et des steetmoys et de l’effort extrême qu’il déployait en les tuant, Inyanna se souvenait du Parc des Animaux Fabuleux où, par ordre de quelque lointain Coronal moins sanguinaire, les mêmes espèces étaient protégées et chéries, et cela lui rappelait le placide et maigre Sidoun qui l’avait si souvent accompagnée dans ce parc et qui jouait si joliment de la harpe de poche. Elle ne voulait pas penser à Sidoun, à qui elle ne devait rien mais pour qui elle éprouvait une affection empreinte d’un sentiment de culpabilité, et elle ne voulait pas entendre parler de tuer des animaux rares afin que leur tête pût orner les murs de la salle des trophées de lord Malibor. Elle réussit pourtant à écouter poliment les récits de carnage du Coronal et même à faire une ou deux remarques aimables.

Peu avant l’aube, ils revinrent enfin à la Perspective Nissimorn et se préparèrent à se coucher.

— Le Coronal envisage maintenant d’aller chasser le dragon de mer, dit Calain. Il en cherche un qui est connu sous le nom de dragon de Kinniken et dont la longueur avait été estimée un jour à quatre-vingt-quinze mètres.

Inyanna, qui était fatiguée et d’assez mauvaise humeur, haussa les épaules. Les dragons de mer, au moins, étaient loin d’être rares et cela ne ferait de peine à personne si le Coronal en harponnait quelques-uns.

— Y aura-t-il de la place dans sa salle des trophées pour un dragon de cette taille ? demanda-t-elle.

— Pour la tête et les ailes, je suppose. Mais il n’a guère de chances de l’avoir. On n’a vu le dragon de Kinniken que quatre fois depuis l’époque de lord Kinniken, et pas depuis soixante-dix ans. Mais s’il ne trouve pas celui-là, il en aura un autre. À moins qu’il se noie dans l’aventure.

— Y a-t-il des chances que cela arrive ?

— La chasse au dragon est dangereuse, dit Calain en hochant la tête. Il serait plus avisé en n’essayant pas. Mais il a déjà tué à peu près tout ce qui vit sur terre et comme aucun Coronal ne s’est jamais embarqué sur un dragonnier, cela ne le découragera pas. Nous partons pour Piliplok à la fin de la semaine.

— Nous ?

— Lord Malibor m’a demandé de l’accompagner dans cette chasse.

Calain eut un triste sourire.

— Au vrai, ajouta-t-il, c’est le duc qu’il voulait, mais mon frère s’est fait excuser en arguant de ses charges. Alors il me l’a demandé. On ne refuse pas facilement ce genre de chose.

— Est-ce que je t’accompagne ? demanda Inyanna.

— Ce n’est pas ce que nous avons prévu.

— Ah ! fit-elle posément.

— Combien de temps seras-tu absent ? demanda-t-elle au bout d’un moment.

— La chasse dure en général trois mois. Pendant la saison des vents du sud. Puis il faut le temps d’aller à Piliplok, d’armer le navire et de revenir – cela devrait faire six ou sept mois en tout. Je serai de retour au printemps.

— Ah ! Je vois.

Calain s’approcha d’elle et l’attira contre lui.

— Ce sera la plus longue séparation que nous supporterons jamais. Je te le promets.

Elle avait envie de lui demander : « Ne peux-tu trouver un moyen pour refuser d’y aller ? » ou bien « Ne peux-tu trouver un moyen qui me permette d’aller avec toi ? » Mais elle savait que c’était inutile et que ce serait un manquement à l’étiquette qui réglait la vie de Calain. Inyanna n’éleva donc pas d’autre protestation. Elle prit Calain dans ses bras et ils s’étreignirent jusqu’au lever du soleil.

La veille de son départ pour le port de Piliplok où stationnaient les dragonniers, Calain fit venir Inyanna dans son bureau au dernier étage de la Perspective Nissimorn et lui présenta un épais document à signer.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle sans le prendre.

— Un contrat de mariage entre nous.

— C’est une cruelle plaisanterie, monseigneur.

— Ce n’est pas une plaisanterie, Inyanna. Pas du tout une plaisanterie.

— Mais…

— Je voulais en parler avec toi dans le courant de l’hiver, mais cette damnée chasse au dragon est survenue et ne m’en a pas laissé le temps. J’ai donc un peu précipité les choses. Tu n’es plus ma concubine : ces papiers régularisent notre amour.

— Notre amour a-t-il besoin d’être régularisé ?

Calain plissa les yeux.

— Je m’embarque dans une aventure risquée et téméraire dont j’espère revenir, mais tant que je serai en mer, mon destin ne sera pas entre mes mains. En tant que concubine tu n’as aucun droit légal à un héritage. En tant qu’épouse…

Inyanna était abasourdie.

— Si les risques sont si grands, abandonne ce voyage !

— Tu sais que c’est impossible. Je dois courir ces risques. Et je veux assurer ton avenir. Signe, Inyanna.

Elle tint un long moment les yeux fixés sur le document, un manuscrit de plusieurs pages. Son regard ne pouvait accommoder correctement et elle ne pouvait ni ne voulait dissimuler les mots qu’un scribe avait écrits avec la plus élégante des calligraphies. L’épouse de Calain ? Cela lui semblait presque monstrueux, c’était blesser toutes les convenances, dépasser toutes les bornes. Et pourtant… et pourtant…

Il attendait. Elle ne pouvait refuser.

Le lendemain matin, il partit pour Piliplok dans l’entourage du Coronal et Inyanna passa toute la journée à errer dans les corridors et les salles de la Perspective Nissimorn en proie à la confusion et au désarroi. Ce soir-là, le duc eut la délicatesse de l’inviter à dîner ; le lendemain, Durand Livolk et sa dame l’emmenèrent dîner à l’îlot de Pidruid, où une cargaison de vin de feu venait d’arriver. D’autres invitations suivirent, de sorte que sa vie était animée, et les mois passaient. C’était le milieu de l’hiver. Et puis la nouvelle arriva qu’un énorme dragon de mer avait attaqué le navire de lord Malibor et l’avait envoyé par le fond de la Mer Intérieure. Lord Malibor avait péri, ainsi que tous ceux qui s’étaient embarqués avec lui, et un certain Voriax avait été nommé Coronal. Et d’après les dispositions testamentaires de Calain, sa veuve Inyanna Forlana devenait propriétaire de la grande demeure connue sous le nom de Perspective Nissimorn.

11

Quand la période de deuil fut terminée et qu’elle eut l’occasion de prendre des dispositions pour ce genre de choses, Inyanna fit appeler l’un de ses intendants et ordonna que de riches dons en espèces soient remis au Grand Bazar au voleur Agourmole et à toute sa famille. C’était la manière d’Inyanna de dire qu’elle ne les avait pas oubliés.

— Rapportez-moi mot pour mot ce qu’ils diront quand vous leur remettrez les bourses, ordonna-t-elle à l’intendant.

Elle espérait qu’ils lui enverraient quelques chaleureux souvenirs des moments qu’ils avaient partagés, mais l’intendant lui rapporta qu’aucun d’eux n’avait dit quoi que ce fût d’intéressant, qu’ils avaient simplement exprimé de l’étonnement et leur gratitude envers la dame Inyanna, à l’exception d’un certain Sidoun qui avait refusé la bourse et que toute son insistance n’avait pas fait changer d’avis. Inyanna sourit avec tristesse et fit distribuer les vingt royaux de Sidoun à des gamins des rues, après quoi elle n’eut plus aucun contact avec les voleurs du Grand Bazar où elle ne retourna plus.