Quelques années plus tard, un jour où elle faisait les boutiques du Portique Flottant, la dame Inyanna remarqua deux hommes à l’aspect louche dans la boutique des sculptures d’os de dragon. D’après leurs gestes et les regards qu’ils échangeaient, il lui semblait tout à fait évident que c’étaient des voleurs en train de manœuvrer pour créer une diversion qui allait leur permettre de piller la boutique. Puis elle les regarda plus attentivement et se rendit compte qu’elle les avait déjà rencontrés. L’un était petit et râblé et l’autre grand, blême, le visage en lame de couteau. Elle fit signe à son escorte qui se mit tranquillement en position autour des deux hommes.
— L’un de vous s’appelle Steyg et l’autre Vezan Ormus, dit Inyanna, mais j’ai oublié vos noms respectifs. Par ailleurs, je me souviens fort bien des autres détails de notre rencontre. Les voleurs échangèrent des regards alarmés.
— Madame, vous faites erreur, dit le plus grand. Mon nom est Elakon Mirj et mon ami s’appelle Thanooz.
— En ce moment, peut-être, mais quand vous êtes venus à Velathys il y a bien longtemps, vous portiez d’autres noms. Je vois que vous êtes passés de l’escroquerie au vol, n’est-ce pas ? Dites-moi, combien d’héritiers de la Perspective Nissimorn avez-vous découverts avant que le jeu ne vous lasse ?
C’était maintenant la panique qui se lisait dans leurs yeux. Ils semblaient être en train de calculer les chances qu’ils avaient de bousculer les hommes d’Inyanna pour gagner la porte ; mais cela eût été imprudent. Les gardes du Portique Flottant avaient été avertis et étaient rassemblés à l’extérieur.
— Nous sommes d’honnêtes commerçants, madame, et rien d’autre, dit le petit voleur en tremblant.
— Vous êtes d’incorrigibles fripouilles et rien d’autre, dit Inyanna. Niez encore une fois et je vous fais expédier à Suvrael aux travaux forcés !
— Madame…
— Dites la vérité, ordonna Inyanna.
— Nous reconnaissons notre culpabilité, dit le plus grand en claquant des dents. Mais c’était il y a si longtemps. Si nous vous avons porté préjudice, vous obtiendrez réparation.
— Porté préjudice ? fit Inyanna en riant. Porté préjudice ? Vous m’avez plutôt rendu le plus grand service qu’on aurait pu me rendre. Je n’éprouve que de la gratitude pour vous ; sachez que j’étais Inyanna Forlana, la commerçante de Velathys, que vous avez escroquée de vingt royaux, et que je suis maintenant la dame Inyanna de Ni-moya, propriétaire de la Perspective Nissimorn. Ainsi le Divin protège le faible et fait naître le bien du mal.
Elle fit signe aux gardes.
— Conduisez ces deux hommes aux gardes impériaux et dites-leur que je témoignerai contre eux plus tard mais que je demande que l’on montre de l’indulgence pour eux, peut-être une condamnation à trois mois d’entretien des routes ou quelque chose de similaire. Ensuite, je pense que je vous prendrai tous les deux à mon service. Vous êtes de fieffés gredins, mais rusés, et il vaut mieux vous garder à portée de la main et pouvoir vous surveiller que de vous relâcher pour que vous continuiez à vous attaquer aux gens sans méfiance. Elle fit un signe de la main. On les emmena. Inyanna se tourna vers le propriétaire de la boutique.
— Je regrette cette interruption, dit-elle. Et maintenant, ces sculptures des emblèmes de la cité qui, à votre avis, valent une douzaine de royaux pièce… que diriez-vous de trente royaux pour les trois, et peut-être la petite sculpture du bilantoon, en prime…
X. Voriax et Valentine
De toutes les vies par procuration que Hissune a connues dans le Registre des Ames, celle d’Inyanna Forlana est peut-être celle qui lui semble la plus proche de lui-même. En partie parce qu’elle est une femme de l’époque contemporaine et que le monde dans lequel elle vit lui semble moins déroutant que celui du peintre d’âme, du capitaine Sinnabor Lavon ou de Thesme de Narabal. Mais la principale raison pour laquelle Hissune éprouve des affinités envers l’ancienne commerçante de Velathys est qu’elle est partie de pratiquement rien, qu’elle a même perdu cela et qu’elle est quand même parvenue au pouvoir, à la grandeur et, dans une certaine mesure, au contentement. Il comprend que le Divin aide ceux qui s’aident eux-mêmes, et Inyanna lui ressemble beaucoup à cet égard. Certes, elle a eu de la chance – elle a attiré l’attention des gens qu’il fallait au moment où il le fallait, et ils l’ont bien épaulée dans sa réussite, mais ne faut-il pas savoir mettre la chance de son côté ? Hissune y croit fermement, lui qui se trouvait là où il le fallait quand lord Valentin, dans le cours de ses pérégrinations, était venu au Labyrinthe des années auparavant. Il se demande quelles surprises et quels plaisirs le sort lui réserve et comment il peut tisser son propre destin de manière à parvenir à une position plus haute que l’emploi de commis dans le Labyrinthe qui est son lot depuis si longtemps. Il a dix-huit ans, et cela lui semble très vieux pour commencer son ascension vers la grandeur. Mais il se souvient qu’à son âge Inyanna vendait des poteries et des coupons d’étoffe à Velathys et qu’elle a fini par hériter la Perspective Nissimorn. Impossible de savoir ce qui l’attend. D’un moment à l’autre, lord Valentin peut le faire appeler – lord Valentin qui est arrivé au Labyrinthe la semaine précédente et qui est logé dans les luxueux appartements réservés au Coronal quand il réside dans la capitale du Pontificat – lord Valentin peut le convoquer et lui dire : « Hissune, tu m’as servi assez longtemps dans ce lieu sinistre. Dorénavant, tu vivras à mes côtés sur le Mont du Château. »
D’un moment à l’autre, bien sûr. Mais Hissune n’a pas eu de nouvelles du Coronal et n’en attend pas. C’est une douce rêverie, mais il ne veut pas se tourmenter avec de vains espoirs. Il vaque à son morne labeur, réfléchit à tout ce qu’il a appris au Registre des Ames, puis, un ou deux jours après avoir partagé la vie de la voleuse de Ni-moya, il retourne au Registre et, avec la plus folle audace dont il ait jamais fait preuve, il consulte le répertoire et demande s’il existe un enregistrement de l’âme de lord Valentin. Il n’ignore pas que c’est de l’impudence et que c’est dangereusement tenter le destin. Hissune ne sera pas étonné si des lumières se mettent à clignoter et des sonneries à retentir et si des gardes armés viennent se saisir du jeune présomptueux qui, sans la moindre parcelle d’autorité, essaie de pénétrer l’âme et l’esprit du Coronal en personne. Ce qui l’étonne, c’est que ce ne soit pas le cas : l’énorme machine l’informe simplement qu’il existe un seul enregistrement de lord Valentin, effectué bien des années auparavant, quand il était jeune homme. Hissune, effrontément, n’hésite pas. Il appuie vivement sur les touches.
C’étaient deux hommes barbus et bruns, grands et robustes, aux yeux noirs étincelants, aux larges épaules, avec un air naturel d’autorité, et tout le monde pouvait voir du premier coup d’œil qu’ils devaient être frères. Cependant il y avait des différences. L’un était un homme et l’autre était encore un enfant jusqu’à un certain point, et cela était évident non seulement par la barbe peu fournie du plus jeune et la douceur de son visage, mais également par une certaine chaleur, de l’enjouement et de la gaieté dans son regard. Le plus âgé des deux était plus grave, l’expression de son visage plus austère et plus impérieuse, comme s’il assumait de terribles responsabilités qui avaient laissé leur empreinte sur lui. C’était vrai, d’une certaine façon, car c’était Voriax de Halanx, fils aîné du Haut Conseiller Damiandane, et depuis son enfance on disait généralement de lui sur le Mont du Château qu’il était assuré de devenir Coronal un jour.